Le conflit récurrent autour de l'intermittence du spectacle procède du jeu du poker menteur. Côté intermittents, de curieux tracts vidéo évacuent avec un aplomb désarmant toute question gênante : le déficit serait un leurre, la fraude un phénomène marginal. Côté syndicats nationaux, ceux-ci ont profité de l'opacité du débat pour commettre la réforme de 2003, qui a renforcé le détournement quasi frauduleux de l'intermittence par l'industrie audiovisuelle tout en pénalisant lourdement les artistes du spectacle vivant, guère représentés dans ces négociations. Le secteur s'en est trouvé sinistré, sans que le dispositif ne retrouve pour autant son équilibre financier. Les cris d'alarme de Nicolas Bouchaud en sont une bonne illustration : comment comprendre que des membres d'une troupe aussi réputée que celle de Jean-François Sivadier n'arrivent pas à conserver leurs droits ?
La transparence et l'objectivité manquent cruellement à ce débat.
Première étape : reconnaître l'existence d'un déficit, et la présence de comportements abusifs. L'écart cotisations/prestations s'élève à près d'un milliard d'euros. Le principe de solidarité interprofessionnelle ne justifie pas qu'un système d'assurance vienne couvrir un déficit structurel, récurrent, propre à un secteur. Pour cette même raison, il est vain de chercher comme l'Unédic à diminuer ce chiffre de ce qu'il en coûterait si les intermittents étaient soumis au régime général ou bénéficiaient du RSA. Il convient, en revanche, de déterminer ce qui s'apparente à de la fraude, notamment l'ampleur de la permittence, consistant à faire passer des permanents pour des intermittents. A côté d'une majorité d'artistes percevant moins d'un SMIC annuel (indemnités incluses), près de 10 % d'intermittents perçoivent 40.000 euros d'allocations par an, soit 400 millions, dont une part non négligeable pourrait résulter d'une exploitation abusive du système par l'audiovisuel. Un fantasme ? Peut-être, encore faudrait-il disposer de données complètes pour faire toute la lumière sur ce dispositif très inégalitaire.
Seconde étape : reconnaître qu'un tel déficit n'a rien de choquant, une fois la « fraude » circonscrite, et qu'il devrait être idéalement financé par un budget de la culture voté en loi de finances, et non par l'assurance-chômage. Le spectacle vivant fait partie de ces biens publics culturels qui méritent sans doute plus que tout autre le soutien de l'Etat. Comme l'expliquait déjà en 1960 l'économiste W. J. Baumol dans son ouvrage « Performing Arts : The Economic Dilemma », ce secteur ne bénéficie guère de gains de productivité : autant de ressources sont nécessaires aujourd'hui pour monter « Hamlet » qu'il y a quelques siècles. Sans aide, de telles représentations coûteraient de plus en plus cher, le spectacle vivant se limiterait à la production d'oeuvres passées auprès d'un public aisé. Toute innovation artistique disparaîtrait, et avec elle le rôle sociétal pourtant essentiel de cette culture censée questionner l'ordre établi, surprendre nos habitudes, exercer une forme de contre-pouvoir. Ces arguments militent pour un soutien qui ne se résume pas à la subvention directe de spectacles ou théâtres, mais comporte aussi un filet de sécurité conférant aux artistes un certain degré de liberté, afin de permettre à des jeunes de prendre des risques et de s'engager dans la création. Sans cela, nous n'aurions pas vu émerger les oeuvres d'Ariane Mnouchkine, Joël Pommerat et Claude Régy qui font aujourd'hui la renommée internationale de notre pays et bénéficient désormais aisément de financements. Et nous n'aurions pas ce foisonnement culturel qui nourrit les festivals durant l'été.
Il faut se réjouir de l'accord du 28 avril, qui met fin aux aberrations introduites par la réforme de 2003 et force la main de l'Etat afin que celui-ci instaure en partie un financement durable de l'intermittence du spectacle. Reste à voir si les partenaires sociaux valideront cette proposition. Sinon, il faudra bien faire face à la réalité et repenser entièrement ce dispositif.