Doh-Shin Jeon est un professeur TSE-UTC spécialisé en économie industrielle qui travaille sur l’économie numérique et ses enjeux. Il a ainsi publié des articles sur les politiques anticoncurrentielles pour les nouvelles technologies, les marchés bifaces, les médias, la neutralité du réseau et bien d’autres sujets. Voici son analyse sur la récente enquête de la Commission européenne au sujet de Google et de son système d’exploitation pour smartphones, Android.
En 2015, la Commission européenne a commencé à enquêter sur le comportement de Google sur le marché des smartphones. La Commission accuse le géant d’internet d’abus de position dominante dans la mesure où il force les constructeurs à pré-installer les applications Google sur tous les téléphones Android. Il est intéressant de se demander si cette pratique de “bundling” constitue un abus de position dominante quand on prend en compte la nature innovante de cette industrie et les caractéristiques “bifaces” des marchés dont il est ici question. Nous essayons, avec mon co-auteur Jay Pil Choi (Michigan State University) de répondre à cette question dans notre article “A Leverage Theory of Tying in Two-sided Markets”.
La théorie de l’effet de levier de la vente liée a été développée pour comprendre l’intérêt qu’a une entreprise en situation de monopole à utiliser la vente liée pour gagner d’autres marchés où elle fait face à la concurrence. Dans le contexte particulier d’Android, la commission souligne que Google possède un quasi-monopole des systèmes d’exploitation sur téléphone et de la distribution d’applications pour la plateforme Android. Elle accuse Google de lier ses produits pour étendre son monopole à d’autres marchés, tels que les moteurs de recherche.
La littérature existante sur la théorie de l’effet de levier de la vente liée met en avant le théorème du “single monopoly profit”. Selon celui-ci, lorsqu'une entreprise, en situation de monopole sur un marché, propose un produit inférieur à celui de son concurrent sur un autre marché, elle n’a aucun intérêt à lier la vente de celui-ci avec son produit en situation de monopole. En effet, si elle ne lie pas ses produits, les seuls revenus de l’entreprise proviendront de son produit de monopole et, si elle décide de lier ses produits, elle forcera ses clients à acheter son produit inférieur, ce qui l’oblige à les compenser en utilisant une partie des profits provenant de son monopole et donc à réduire au final ses revenus.
Cependant, ce théorème ne prend pas en compte les spécificités des marchés bifaces. C’est à dire le fait que, comme pour les applications de Google, le prix est nul pour le consommateur mais que l’entreprise génère des profits grâce aux annonceurs.
Dans un marché classique, Google pourrait être tenté de subventionner ses consommateurs pour utiliser son moteur de recherche. Cependant, dans ce cas précis, une telle stratégie s’avèrerait contreproductive dans la mesure où les annonceurs ne paient Google que si les consommateurs qu’ils ciblent font de “vraies” recherches et pas des recherches dans le seul but de recevoir une compensation. Nos travaux montrent que lorsque le prix pour les consommateurs ne peut être négatif dans un marché biface, le théorème du “single monopoly profit” devient invalide et la vente liée est alors profitable. La vente liée permet à l’entreprise de conquérir des consommateurs et par conséquent de capturer des revenus des annonceurs. D’autre part, à l’inverse d’un marché classique, la vente liée n'entraîne pas de réponse agressive des concurrents qui ne peuvent pas subventionner les consommateurs avec un prix négatif.
Dans le contexte du cas Google-Android, notre théorie montre que, même si on suppose que Bing soit supérieur que Google Search (ou qu’il le devienne dans le futur), l’association de Google Search et de Play Store avec Android empêche Bing d’exercer tout avantage qualitatif contre son concurrent pour gagner des utilisateurs. De plus, la dominance de Google Search est renforcée par le fait que l’utilisation d’un moteur de recherche par des utilisateurs le rend meilleur en permettant à ses créateurs de disposer de plus de données pour améliorer leurs algorithmes.
Les nouvelles technologies offrent des opportunités fascinantes de recherche pour les économistes dans la mesure où les nouveaux modèles qui les accompagnent impactent fortement nos théories et je suis enchanté de travailler sur d’autres sujets liés à la révolution numérique. Dans le futur, j’aimerai me pencher sur les défis économiques de l’intelligence artificielle et de l’internet des objets.