Le partage des risques via les produits dérivés peut-il paradoxalement résulter en une prise de risque pour les institutions financières ? Dans le cadre de son projet « Trading and Post Trading », qui a reçu une subvention majeure du Conseil européen de la recherche en 2012, Bruno Biais montre comment les dépôts de garantie et les mécanismes de compensation peuvent être conçus pour atténuer les risques. Avec Florian Heider et Marie Hoerova, ses coauteurs de la Banque centrale européenne, il fournit également de nouvelles prévisions empiriques sur l’ampleur de l’activité basée sur les produits dérivés financiers et sur les risques associés.
Pourquoi les dérivés ont-ils attiré l’attention des décideurs et des chercheurs ?
Les produits dérivés financiers se sont fortement développé au cours des 15 dernières années. La valeur des couvertures de défaillance (ou CDS pour Credit Default Swaps en anglais), qui sont des contrats bilatéraux utilisés pour assurer le risque de crédit, est passée d’environ 180 milliards de dollars en 1998 à plus de 60 billions de dollars à la mi-2008. Mais l’assurance fournie par les dérivés n’est efficace que si les contreparties peuvent honorer leurs obligations contractuelles. Ainsi, lorsque la banque Lehman Brothers a déposé le bilan, elle a gelé les positions de plus de 900 000 contrats dérivés (environ 5 % de toutes les transactions de dérivés à l’échelle mondiale).
Comment simulez-vous les tensions liées à ces arrangements financiers complexes ?
Notre modèle inclut des acheteurs de protection réticents au risque qui veulent s’assurer contre une exposition commune au risque. Ces acheteurs s’adressent à des vendeurs de protection dont les actifs peuvent être à risque, mais sans être directement exposés au risque contre lequel les acheteurs veulent s’assurer. Les vendeurs peuvent se prémunir du risque de baisse en maintenant leurs actifs à une valeur suffisante au prix d’efforts onéreux. Sinon, les vendeurs peuvent se soustraire au coût de cet examen en se fiant aux cotes de crédit externes prêtes à l’emploi ou aux simples mesures rétrospectives des risques. L’échec des vendeurs à exercer un effort de prévention des risques entraîne un risque en contrepartie pour les acheteurs de protection. Étant donné que les activités des institutions financières sont opaques et complexes, la prise de risque est difficile à appréhender pour les acteurs extérieurs. Cela crée un problème d’aléa moral pour les vendeurs, c’est l’interaction clé de notre modèle.
Pourquoi ce partage des risques engendre-t-il une prise de risque ?
Il faut savoir qu’une forte exposition aux produits dérivés sape les incitations du vendeur à exercer un effort de prévention des risques. Dans ce cas, le vendeur supporte seul le coût total de l’effort de prévention des risques, tandis que le bénéfice de cet effort est partagé.
Le contrat optimal prend l’une des deux formes suivantes : soit le maintien des incitations des vendeurs de protection à la prévention des risques, au prix d’un partage des risques moins ex ante pour les acheteurs de protection ; soit l’engagement à un plus grand partage des risques, mais en abandonnant les incitations à la prévention des risques, créant ainsi un risque de contrepartie pour les acheteurs de protection. Le potentiel de partage des risques des contrats dérivés est donc limité.
Les dérivés peuvent-ils générer une contagion entre les classes d’actifs ?
Avec l’aléa moral, les mauvaises nouvelles au sujet des actifs des acheteurs de protection font augmenter la probabilité de faibles profits sur les actifs des vendeurs. En effet, les mauvaises nouvelles sapent les incitations à la prévention des risques des vendeurs de protection. Par exemple, avant la récente crise, les banques réduisaient souvent leur capital propre exigé en achetant des produits dérivés. Notre modèle prédit que les institutions financières détenant le plus de positions CDS courtes exposent davantage leurs bilans aux risques de baisse à la suite de la publication de mauvaises nouvelles sur le marché du logement. Fait important, cette exposition est un choix calculé, pas la conséquence d’erreurs ou d’incompétences.
Comment pouvons-nous créer des marchés financiers plus sûrs ?
L’objectif principal de notre article est d’établir quelle est la conception optimale des appels de marge et des plateformes de compensation centrale (PCC). Ces dispositifs institutionnels visent à atténuer le risque de contrepartie et ont été adoptés par les régulateurs américains et européens après la crise financière de 2008. Notre modèle comporte une PCC qui regroupe les ressources de tous les vendeurs de protection. Toutes les pertes dues à des défaillances de vendeurs individuels sont donc partagées entre tous les acheteurs.
La PCC est également chargée de la mise en œuvre des appels de marge. La partie faisant l’objet d’un appel de marge doit céder le contrôle des actifs à la PCC, en les « isolant » de l’aléa moral. Avec moins d’actifs, le coût de la prévention des risques est moindre, ce qui permet d’améliorer les incitations à la prévention des risques. Mais les actifs sûrs d’un compte sur marge rapportent moins que les actifs risqués laissés sur le bilan d’une institution financière. Les marges ne sont donc utilisées que lorsque les avantages de l’isolement l’emportent sur le coût : par exemple, lorsqu’il y a un grave problème d’aléa moral ; ou lorsque le coût du dépôt d’actifs dans le compte sur marge n’est pas trop élevé.
Quelles sont les implications de cette politique ?
Notre recherche rend compte de la façon dont les marges et la compensation centrale interagissent et souligne la nécessité de les concevoir ensemble. Alors que la compensation centrale mutualise le risque de contrepartie, les marges permettent des incitations dans le but d’éviter le risque de contrepartie. Sans marges, les PCC supporteraient trop de risques ; sans PCC, les parties contractantes devraient viser des marges plus élevées. Et c’est la PCC qui doit concevoir et mandater les appels de marge. Dans le cas contraire, certaines parties prenantes bénéficieraient librement et gratuitement de l’assurance qu’elle procure.
Extrait du TSE Mag #17 Eté 2018