Depuis la déclaration de Bruno Le Maire, le 24 mars dernier, affirmant que « ce que nous vivons n’a pas d’autre comparaison que la Grande Dépression de 1929 », l’analogie entre la crise actuelle du coronavirus et celle d’il y a presque un siècle est reprise à l’envi par certains médias ou responsables économiques. Or cette référence à la catastrophe économique et sociale préfigurant la Seconde Guerre mondiale pourrait avoir des impacts pervers sur le comportement de populations déjà marquées par la crise sanitaire et ses conséquences économiques.
On comprend que la déclaration du ministre de l’Economie et des Finances, et celles qui ont suivi, ont pour but de frapper les esprits et d’anticiper les mesures fiscales évidemment nécessaires. Mais attention, Milton Friedman avait bien souligné le rôle de la peur en 1929 sur les prophéties auto-réalisatrices. Les queues devant les guichets des banques par crainte que celles-ci ne puissent faire face à la demande de liquidités ont très vite eu raison de la solvabilité du système bancaire. Confortés par la rumeur d’un possible recours à une amputation de 10 % de leur patrimoine, certains aujourd’hui pourraient être tentés de vider leur livret A, non pas pour consommer plus mais pour mettre leur épargne sous le matelas, à l’abri de la faillite des banques. Restons donc raisonnables dans les comparaisons.
Krach boursier et choc exogène
Certes, la crise liée au coronavirus, mondiale, est d’ores et déjà une très grave récession, avec un taux de chômage spectaculaire, une baisse attendue du PIB qui pourrait, selon la durée du confinement, se chiffrer entre 6 % et 15 % cette année. Des secteurs économiques connaissent une chute d’activité sans précédent, 90 % pour le transport aérien et l’automobile.
Les effets de cette crise sont donc comparables à ceux caractéristiques du début des années Trente. Il n’empêche que la nature des deux événements est foncièrement différente. C’est un krach boursier à Wall Street qui a déclenché la Grande Dépression dans un monde encore fragilisé par la sortie de guerre. Ce qui nous arrive aujourd’hui a pour origine un choc exogène, sanitaire, qui survient dans un monde en pleine croissance.
C’est le confinement, en France et dans les autres pays, qui a entraîné un choc d’offre très vite suivi par un choc de demande puisqu’il est devenu difficile, voire impossible, de consommer. Mais ce sont surtout les réponses à ces chocs qui se différencient complètement de celles qui ont suivi le Jeudi noir en 1929. Le contexte économique mondial n’avait aucun rapport avec ce que nous connaissons. La plupart des pays étaient, difficilement, revenus au système de l’étalon-or, abandonné pendant la Première Guerre mondiale. Si bien que la Réserve fédérale a augmenté son taux d’intérêt directeur juste après le krach dans l’espoir de sauvegarder sa réserve d’or.
Elle a donné un tour de vis à sa politique monétaire pour éviter l’inflation, et n’a pris aucune mesure pour sauver ses banques. Les Etats-Unis ont continué à diminuer leurs dépenses publiques jusqu’à l’instauration du New Deal en 1933. En Europe, les pays, après avoir abandonné l’étalon-or, à l’exception de la France qui a attendu le Front populaire pour le faire, se sont lancés dans des dévaluations compétitives stériles.
Urgence sanitaire ou économique.
Aujourd’hui, les réponses aux conséquences du coronavirus sont déjà en place et les filets de sécurité sont nombreux. Il s’agit de ne pas passer d’une récession, profonde bien sûr, à une Grande Dépression, en empêchant l’effondrement de l’appareil productif. Au niveau national, la protection sociale est considérable, sans commune mesure avec ce qui existait en 1929, et malheureusement, ce qui existe encore aujourd’hui aux Etats-Unis.
L’indemnisation, financée par l’Etat, d’un chômage partiel à 84 % qui, à ce jour, est estimée à plus de 20 milliards d’euros, et l’aide annoncée aux artisans indépendants limiteront les défaillances d’entreprises et soutiendront, on l’espère, la reprise de la demande après la crise. L’engagement du président de la République à protéger les entreprises « quoi qu’il en coûte » aura évidemment un coût : des dizaines de milliards d’euros. Mais au niveau européen, une compétition monétaire aggravante n’est plus à craindre. Même si la solidarité financière européenne n’est pas si facile à organiser entre les pays du sud et les pays du nord, la BCE a déjà annoncé 750 milliards d’euros de rachat de dettes, le Mécanisme européen de stabilité a proposé 410 milliards de prêts disponibles et la BEI, 200 milliards.
On comprend que les gouvernements sont sur une double crête de choix : d’une part, prioriser l’urgence sanitaire ou l’urgence économique pour décider de la sortie du confinement. D’autre part, alerter la population sur le degré réel de la gravité des situations sanitaire et économique mais aussi la rassurer sur leur capacité à les sauver. La peur risque de freiner la reprise de la demande à cause d’une épargne de précaution accrue. La confiance est sans doute plus apte à faire accepter par la population les mesures drastiques dont les pays auront besoin.
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