Tout le monde sait que les femmes en Arabie saoudite sont contraintes dans leurs déplacements en public par des normes sociales fortes. C’est ce qui expliquerait pourquoi le taux de participation féminine au marché du travail n’était que de 18 % en 2017.
Enfin, tout le monde pense le savoir, mais tout le monde peut se tromper. Le sondage réalisé régulièrement par le centre de recherche Arab Barometer avait posé en 2010 une question à un échantillon représentatif de Saoudiens afin de savoir s’ils acceptaient que les femmes travaillent en dehors de la maison : 77 % des hommes s’y étaient déclarés favorables.
Accepter l’emploi féminin
Mais plus récemment, une étude a montré que les hommes saoudiens sous-estiment fortement l’acceptabilité du travail des femmes à l’extérieur par… les hommes saoudiens (« Misperceived Social Norms. Women Working Outside the Home in Saudi Arabia », par Leonardo Bursztyn, Alessandra L. Gonzalez et David Yanagizawa-Drott, American Economic Review, n° 110/10, 2020).
Les auteurs ont mené une expérience où un échantillon d’hommes étaient, avant de faire le choix d’inscrire ou non leur épouse sur une plate-forme de recherche d’emploi, informés du fait que la majorité de leurs concitoyens masculins étaient en réalité favorables au fait que les femmes travaillent à l’extérieur, alors qu’un autre échantillon, le groupe de contrôle, n’était pas renseigné sur l’opinion de la majorité. Parmi ces derniers, 23 % ont choisi l’inscription à la plate-forme, contre 32 % des hommes renseignés. Cette différence de comportement est particulièrement forte chez les hommes qui avaient le plus sous-estimé l’acceptabilité générale du travail à l’extérieur.
Quelques mois après l’expérience, les auteurs ont vérifié ses conséquences réelles : 16 % des épouses de l’échantillon « informé » ont posé une candidature, contre 6 % dans le groupe de contrôle ; 6 % ont effectué des entretiens d’embauche, contre 1 % ; 9 % étaient en emploi à l’extérieur (contre 7 %, une différence statistiquement non significative).
Les auteurs ont également mené une étude sur des femmes qui candidataient auprès d’une agence de recrutement pour un poste d’administration de sondages, un travail qui pouvait se faire soit à la maison soit au bureau. Les femmes renseignées sur les véritables opinions des hommes étaient prêtes à 33 % à travailler en dehors de la maison, alors que seulement 18 % l’étaient dans le groupe de contrôle.
Il semblerait donc qu’une habitude sociale puisse se maintenir en place par la seule conviction qu’une majorité de la société le souhaite. Il pourrait alors suffire qu’une transparence s’installe sur les véritables convictions des gens pour que cette habitude change.
Disparition du duel en France
Pourrait-on y voir une explication de la vitesse remarquable avec laquelle disparaissent certaines normes sociales, installées depuis très longtemps ? On peut citer, par exemple, la disparition du duel au XIXe siècle. L’institution, suffisamment répandue et importante pour que Georges Clemenceau (1841-1929) se batte une dizaine de fois en duel au cours de sa carrière journalistique et politique, était tombée en désuétude à la fin du siècle. Plutôt que le résultat d’une répression juridique, cette disparition serait-elle le fruit d’une prise de conscience généralisée que l’habitude n’était pas aussi globalement acceptée que ce que les gens avaient pensé jusque-là ?
Plus près de nous, l’atténuation rapide de la désapprobation de l’homosexualité dans beaucoup de pays, ces dernières années, pourrait être autant le résultat d’une prise de conscience que l’opinion générale y était moins défavorable qu’on l’avait pensé auparavant, que celui d’un changement de fond dans les opinions.
Il serait tentant d’en tirer une leçon d’optimisme quant à la disparition des normes répressives sous l’influence de la transparence. Malheureusement, la logique semble symétrique. Peut-être le racisme augmente-t-il moins à cause de l’évolution des opinions que parce que les racistes se rendent compte que leurs opinions sont de plus en plus partagées… La transparence est une arme à double tranchant.
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