« L’histoire se répète avec une désolante monotonie », notait Alain Peyrefitte dans « Le Mal français », en 1976. L’ancien ministre de De Gaulle analysait ainsi le besoin et l’impossibilité maintes fois constatés de décentraliser la société française, figée dans son pouvoir administratif comme dans du formol. Le gouvernement actuel n’échappe pas à cette malédiction ; il bute sur les mêmes contradictions et incarne les mêmes ambiguïtés que ses prédécesseurs.
La politique industrielle fournit un bon exemple de cette décentralisation apparemment impossible. Pour favoriser l’innovation, le ministre de l’Economie reconduit la vision néo-colbertiste d’Arnaud Montebourg : des comités d’industriels distribuent des subventions aux grandes entreprises suivant des axes définis par l’Etat. Pourtant, les lieux de foisonnement de l’innovation mondiale, ce ne sont pas les grandes entreprises, mais les campus américains ou anglais. C’est autour d’universités bien dotées et largement autonomes qu’essaiment les start-up et les modèles disruptifs, sans que l’Etat n’intervienne autrement qu’en finançant des projets de long terme. Or le gouvernement n’attache aucune importance à l’université (qui n’a plus de ministre depuis six mois) ; l’administration maintient une tutelle sourcilleuse sur des campus paupérisés. Si, à rebours du sens de l’histoire, Bercy fait plus confiance aux cadres supérieurs du CAC 40 qu’aux enseignants-chercheurs pour développer l’innovation, c’est qu’au fond l’université française est jugée irresponsable, incapable de gérer seule l’autonomie dont elle aurait vraiment besoin.
Blocages
L’actualité abonde de blocages de ce genre. La réforme du collège, par exemple, aurait pour conséquence de donner davantage d’autonomie aux équipes enseignantes, mais elle bute sur la conviction que cette autonomie ne va faire qu’accélérer la baisse de niveau. Même chose du côté de la réforme territoriale : la réduction du surréaliste mille-feuille administratif, le besoin d’une délibération plus locale sur les services publics et les impôts, font consensus. Mais les progrès réels ne se font pas, faute de parvenir à penser des collectivités locales responsables. Dans tous les cas (universités, école, territoires), l’autonomie est clairement la solution, mais l’Etat hésite à déléguer.
Il ne suffit pas de dire que la France doit surmonter sa culture de défiance. Il faut aller plus loin dans l’analyse : lorsque les acteurs locaux sont fonctionnaires à vie, ne sont ni sanctionnés pour leurs fautes, ni récompensés pour leurs succès, la décentralisation est dangereuse. Le choix de la confiance aveugle est un pari un peu naïf sur la conscience professionnelle des administrateurs. Les dérives observées dans les collectivités locales, ou plus récemment à la tête de grands organismes publics, devraient servir de leçon. En fait, le problème est moins culturel que contractuel : il relève de la gouvernance. Les réformes ne se feront pas en France tant qu’on ne posera pas simultanément la question de la décentralisation et de la responsabilité.
Par exemple, dans le domaine de la recherche, cela signifie l’acceptation de la logique de concurrence entre des universités autonomes, payantes et sélectives, et la transformation du CNRS en une agence de moyens finançant sur appels d’offres les meilleures équipes scientifiques. Dans le cas des collectivités locales, cela signifie un lien direct entre budgets et impôts locaux, avec une mise sous tutelle en cas de faillite. Dans le cas de l’école, cela veut dire évaluation des professeurs et renforcement de la concurrence entre les établissements.
La question de la responsabilité est inévitablement concrète : quelle est la sanction en cas de mauvaise décision ? Que gagne-t-on en cas de succès ? Comment sélectionner de manière transparente les meilleurs « prestataires » de services publics (éducation, santé, social, recherche) ? Tant que ces questions resteront taboues, les différentes réformes aspirant à libérer les initiatives du carcan de l’administration centralisée n’aboutiront pas.