Comment doser les mesures sanitaires, trouver le juste compromis entre la préservation de la santé de la population et de notre économie ? Ainsi posé, ce problème a conduit les économistes à comparer le coût du confinement aux valeurs des vies sauvées. Pour résoudre ce type de dilemme, ils disposent d'un outil, la « valeur statistique de la vie humaine », consistant à estimer l'effort qu'une société est prête à engager en moyenne pour sauver une vie. Son ordre de grandeur est proche de 100 fois la richesse annuelle produite par habitant, soit près de 3 millions d'euros en France.
D'après les très nombreux travaux publiés durant l'été, la conclusion était alors sans appel : il fallait confiner fortement pour sauver un grand nombre de vies, quitte à engendrer une récession. Première critique adressée à cette analyse : la récession elle-même augmenterait la mortalité - du fait notamment d'une hausse des suicides de gens poussés au désespoir par la crise. En fait, une récession conduit généralement à une baisse significative de la mortalité, et ce, malgré l'effet mentionné précédemment. S'il y a bien une corrélation positive sur le long terme entre croissance économique et espérance de vie, l'effet des mouvements conjoncturels joue plutôt en sens inverse. Comme l'a montré l'économiste Christopher J. Ruhm, en période de reprise de l'activité, les comportements à risque augmentent, que ce soit la conduite automobile, le tabagisme ou les déséquilibres alimentaires susceptibles de conduire à l'obésité. L'activité sportive est à l'inverse réduite. Tout se passe comme si un boom économique engendrait un stress sur la population, au détriment de sa santé. A contrario, il faut donc s'attendre à ce que l'effondrement actuel des économies, causé par le Covid, permette de sauver des vies !
Une critique plus forte vient de travaux récents tendant à montrer que les mesures sanitaires restrictives ne sont pas la cause de la récession aux Etats-Unis. Pour obtenir ces résultats, les chercheurs utilisent des données « haute fréquence » permettant de distinguer plus finement l'effet au cours du temps des mesures sanitaires et de l'évolution de la pandémie. Ainsi, en estimant la consommation des ménages à partir de données issues des cartes de crédit, les économistes Austan Goolsbee et Chad Syverson montrent que les mesures sanitaires n'expliquent que 10 % de la chute de la consommation aux Etats-Unis. Et, d'après les travaux des économistes Edward Kong et Daniel Prinz à partir des données de recherches d'emploi sur Internet, ces mêmes mesures n'expliquent que très marginalement la hausse du chômage dans ce pays. L'impact économique passe d'abord par le comportement des catégories sociales aisées, qui modient leur consommation en fonction du risque de contamination indépendamment de la décision des pouvoirs publics.
Qu'en conclure ? Pas de véritable dilemme cornélien : il faut des mesures sanitaires restrictives pour enrayer la pandémie, sauver des vies, et l'économie suivra. Cela ne veut pas dire qu'il ne faut pas pour autant chercher à optimiser ces mesures. Certaines d'entre elles peuvent avoir des conséquences dramatiques, sur les enfants et les plus précaires notamment. Au-delà, les calculs d'apothicaire fondés sur la valeur statistique de la vie n'ont guère de sens. Au moins peut-on se satisfaire de ce que nos sociétés ont donné plus de poids à la vie, en comparaison avec les décisions prises lors des trois grandes pandémies de grippe du siècle dernier.
Article publié dans Les Echos, le 23 décembre 2020
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