L'explosion des inégalités aux Etats-Unis est particulièrement flagrante lorsque l'on regarde l'évolution du revenu de la population américaine depuis les années 1980. Selon les économistes Emmanuel Saez et Gabriel Zucman (1), les 90 % les moins aisés ont vu leur revenu stagner, alors que celui des 1 % les plus riches a triplé pour représenter aujourd'hui près d'un cinquième du revenu national.
Le prix Nobel Joseph Stiglitz avait essayé d'expliquer en 2012, à travers son livre « The Price of Inequality », que ces inégalités extrêmes pénalisent la croissance. Dans la foulée, le FMI avait montré empiriquement que les pays bénéficiant de longue période de croissance étaient aussi ceux qui avaient su limiter les inégalités de revenu (2). Mais la démonstration restait fragile, aucun mécanisme précis n'était identifié pour justifier ce résultat. Certes, de nombreuses explications peuvent venir à l'esprit, mais ce qui compte est de montrer que l'une d'entre elles joue véritablement. C'est ce qu'ont fait récemment les économistes Atif Mian, Ludwig Straub et Amir Sufi.
Leur travail (3) montre que l'explosion des inégalités aux Etats-Unis cause un « engorgement de l'épargne » . Le terme consacré, un « global saving glut », a été utilisé dans les années 2000 pour expliquer le déséquilibre financier américain. C'était alors une façon de rendre l'économie chinoise responsable des excès du consommateur américain. Celle-ci, incapable de recycler ses excédents commerciaux dans la consommation locale, se retrouvait forcée de les réinvestir aux Etats-Unis. En fait, les trois économistes montrent que, depuis 1980, le principal financeur de l'endettement du gouvernement et de la population américaine n'a pas été la Chine, mais la fraction des 1 % américains les plus riches. Les deux tiers du patrimoine qu'ils ont accumulé depuis trente ans seraient venus financer indirectement cette dette. A contrario, la fraction des 90 % moins aisés a choisi de compenser le manque de progression de son revenu par un recours à l'endettement.
Ainsi, au sein de la population américaine, les millionnaires financent la dette des plus pauvres ! C'est un vrai problème, car les ménages endettés se retrouvent fragilisés, leur consommation et leur propension à s'endetter baissent, alors que les plus riches continuent à vouloir épargner. In fine, un cercle vicieux s'installe poussant les taux d'intérêt vers le bas, ce qui expliquerait le phénomène de « stagnation séculaire » pointé par Larry Summers, avec de sérieuses conséquences : croissance molle, instabilité financière et relative incapacité des politiques traditionnelles à relancer l'économie ! Bien sûr, il faut aussi comprendre pourquoi l'épargne ne vient pas financer l'investissement productif, insuffisant aux Etats-Unis depuis de nombreuses années. La littérature récente impute cette tendance à un manque de concurrence, source de rentes de situation, là encore à l'origine de l'enrichissement des plus aisés (4).
In fine, tout indique que des inégalités aussi fortes pénalisent la croissance américaine, sorte de phénomène de « ruissellement » à l'envers. Même le républicain le plus égoïste devrait s'en soucier ! Hélas, les tentatives assez limitées de Joe Biden de taxer les « très riches » et de rehausser le salaire minimum ont fait long feu la semaine dernière en raison de l'opposition d'une partie même de son camp démocrate.
Article paru le 4 novembre dans Les Echos. Copyright Les Echos.fr
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