Comme dans la plupart des secteurs, l’intelligence artificielle s’introduit depuis quelques années dans l’univers de l’économie numérique. Comment affecte-t-elle les relations entre les entreprises et les consommateurs ? Depuis son laboratoire à Toulouse School of Economics (TSE), le chercheur Bruno Jullien scrute l’évolution de la régulation des marchés digitaux pour imaginer les nouvelles normes.
Par Valérie Ravinet, journaliste.
« Je ne travaille pas directement sur les techniques d’intelligence artificielle, je cherche à comprendre en quoi le développement de ces technologies affecte les relations entre les entreprises et les consommateurs » prévient l’économiste Bruno Jullien, chercheur CNRS.
Titulaire de la chaire IA et concurrence des marchés de l’Institut interdisciplinaire d’intelligence artificielle de Toulouse, ANITI, le chercheur étudie le fonctionnement des plateformes en ligne, dont les géants du web, les fameux GAFAM – Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft. Quelles sont les politiques de concurrence pour ce secteur d’activités ? La tendance à la concentration des activités, aux mains de quelques entreprises, est-elle plus marquée dans ce secteur que dans d’autres domaines d’activités économiques ? Ce sont quelques-unes des questions posées pour comprendre et théoriser la nouvelle donne économique des échanges sur internet.
« L’impact de l’intelligence artificielle sur l’économie numérique est récent, tout s’est transformé ces dernières années » observe le chercheur.
Une histoire de rencontres
Parcours sans faute pour ce « pur produit de la République », ainsi qu’il se définit lui-même. Bruno Jullien a fait ses études à Marseille, a poursuivi à l’École polytechnique avant de s’orienter vers l’économie. Diplômé de l'École nationale de la statistique et de l'administration économique (ENSAE) et de l’École des hautes études en sciences sociales, il a obtenu un doctorat en économie à Harvard. « J’y ai découvert un autre monde et me suis définitivement orienté vers la recherche », confie-t-il. C’est là qu’il a rencontré les économistes Jean-Jacques Laffont, Philippe Aghion et Jean Tirole, ce dernier l’initiant à la théorie des jeux. Après son retour en France, son entrée au CNRS et quelques années à Paris, Bruno Jullien l’a rejoint à Toulouse en 1996. Il a alors mené des réflexions sur la théorie des contrats et sur les secteurs des télécom avant de s’intéresser à l’économie numérique.
Lutter contre les abus de position dominante
Concurrence entre les plateformes, accès au marché des nouveaux entrants, impact des politiques des GAFAM sur l’économie sont aujourd’hui les principaux objets d’étude de Bruno Jullien. Il a d’ailleurs participé à la réalisation du rapport du Stigler Center de Chicago, paru en septembre 2019. Ce travail a été l’occasion d’émettre un avis : pour préserver la dynamique de la concurrence sur internet, la mise en œuvre d’une régulation spécifique des plateformes est une nécessité. « Il ne s’agit pas d’une régulation traditionnelle, mais d’une régulation dynamique qui a pour objet principal d’éviter que les grandes plateformes n’empêchent l’entrée de concurrents, en les achetant ou en développant des pratiques anticoncurrentielles », explique le chercheur, qui place ce sujet au cœur de ses travaux.
Il a poursuivi ses travaux sur les liens entre fusion, acquisition et innovation, analysant l’impact de ces opérations sur les incitations à innover. « L’Union européenne ne dispose pas encore d’outils pour évaluer l’impact des rapprochements d’entreprises sur la capacité à innover. C’est pourquoi les grandes plateformes devraient aujourd’hui apporter la preuve que des opérations de fusion sont bénéfiques à l’innovation ». Ainsi les fusions entre Facebook et Instagram ou WhatsApp n’ont pu être contestées, puisqu’il n’a pas pu être établi que les acteurs étaient sur les mêmes marchés : un réseau social n’est pas une plateforme d’échanges d’images, ni un réseau de communication. « On ne peut pas interdire deux entreprises qui ne sont pas concurrentes de fusionner puisque l’opération n’a pas d’impact sur la concurrence », souligne le chercheur. Il faudra donc développer les règles juridiques dans le domaine.
L’IA, un outil récent pour les chercheurs en économie
Avec l’avènement des algorithmes d’intelligence artificielle, théories économiques et comportements des marchés sont bousculés. C’est pourquoi le sujet a été retenu pour faire l’objet d’une chaire au sein de l’Institut ANITI. Bruno Jullien a été choisi pour en être le titulaire. Il investigue en particulier trois champs de recherche. Parmi ceux-ci : le rôle de l’économie de l’attention dans le développement des plateformes digitales, l’impact sur les marchés de la collusion entre algorithmes -que se passe-t-il lorsque des acteurs concurrents d’un même marché adoptent des algorithmes pour définir des politiques tarifaires ? – ou encore les questions relatives à l’exploitation et la protection des données, telles que les conséquences du règlement général sur la protection des données personnelles, adopté par l’Union Européenne en 2016.
IA et économie de l’attention
Combien de temps chaque plateforme maintient-elle l’attention de l’utilisateur ? Cet élément n’est pas encore maitrisé, puisqu’il est difficile de déterminer qui sont les concurrents en présence et comment fonctionne l’attention. L’IA y joue un rôle parce qu’elle permet d’obtenir une information très fine de l’expérience des utilisateurs, avec des techniques permettant de prédire les contenus à proposer et leur ordre d’apparition pour les fidéliser. La problématique est liée à la monétisation des services, avec la tentation par exemple pour des plateformes de e-commerce, ou des comparateurs de prix, d’organiser la concurrence à l’avantage des entreprises par rapport aux utilisateurs. Le sujet est complexe puisqu’il comprend des biais dans les recommandations : si une plateforme ne prend en considération que la valeur moyenne d’un produit, elle ignore le risque de l’insatisfaction. Si elle n’est guidée que par l‘objectif de la satisfaction immédiate, elle restera prudente et n’exposera pas les usagers à des découvertes.
« Il est pourtant essentiel, en démocratie, de garantir la pluralité de contenus » souligne l’économiste.
Quand les algorithmes s’accordent
Sur le second champ d’étude, Bruno Jullien s’appuie sur les résultats analysés par son collègue Daniel Ershov, qui a évalué l’effet de l’adoption d’algorithmes d’IA par les 16.027 stations-services allemandes. Chacune a adopté un algorithme qui adapte automatiquement le prix à la pompe. « La question de la hausse des prix liée à l’intégration d’algorithmes préoccupe les autorités de la concurrence depuis ces trois dernières années », indique le chercheur. « Il n’existe pas de vision théorique de la manière dont les algorithmes peuvent interagir entre eux. A ce stade, ce que l’on a observé, c’est une tendance des algorithmes d’IA à s’orienter vers les mêmes prix et à se coordonner implicitement entre eux. Cette coordination tacite, implicite, d’algorithmes différents n’est pas bien expliquée ». Le signe qu’en économie comme ailleurs, il faut tout réinventer. Les outils précédemment à disposition permettaient de modéliser les comportements d’individus rationnels, mais les algorithmes ne le sont pas. La mission consiste à développer des théories qui permettent d’appréhender les interactions entre algorithmes.
Le troisième objet de recherche que Bruno Jullien supervise porte sur l’utilisation des données personnelles du point de vue des économistes. La problématique a été récemment posée, il est encore tôt pour avancer de nouvelles théories, mais Bruno Jullien aborde une première piste : l’évolution de la distribution vers des circuits toujours plus courts. « Le fait que les entreprises aient collecté beaucoup d’informations ne dessert pas forcément les consommateurs. Les échanges sont plus nombreux et directs entre entreprises et consommateurs et les prix s’ajustent mieux », indique-t-il. L’usage de l’IA modifierait donc sensiblement les circuits de distribution, vers des chaines plus courtes, capables de proposer des prix personnalisés. L’étude démarre en la matière et il faudra se pencher sur les avancées. Affaire à suivre.
Voix off
- Quelle est la première chose que vous faites en vous levant ? Je m’occupe des enfants.
- Quel est votre principal trait de caractère ? Il faudrait poser cette question à mon entourage ! Je dirais que je n’aime pas le conflit.
- À quelle époque auriez-vous aimé vivre ? Je suis bien dans mon époque ! Peut-être un peu plus tôt, j’aurais évité la pandémie COVID et ce qui nous attend ensuite.
- Quel est l'objet préféré de votre bureau ? Mon bureau est très fonctionnel, alors c’est sans doute mon ordinateur.
- Ce que vous appréciez le plus chez vos collègues ? J’aime l’enthousiasme, la curiosité, les caractères positifs.
- Le don de la nature que vous voudriez avoir ? J’aurais aimé avoir plus de mémoire !
- Quel rêve vous reste-t-il à accomplir ? Il y a tant de choses que j’aimerais encore apprendre, y compris sur l’IA. Apprendre, c’est rester jeune.
- La dernière fois que vous avez ri aux larmes ? Je ris beaucoup avec mes enfants.
- Quel chercheur.e vous a inspiré ? Jean Tirole, c’est clair, même s’il n’est pas le seul chercheur qui m’a inspiré.
- Quel est la dernière chose que vous faites avant de vous coucher ? Je lis. Comme beaucoup de monde.
Publié par Exploreur, le magazine de l'Unité Fédérale Toulouse Midi-Pyrénées le 12 mai 2021
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