Le livre de Pascal Bruckner sur l'argent relance un certain nombre de débats sur le rapport tourmenté des Français à la richesse. Ces malaises phobiques face à l'argent, sorte de toile de fond de notre identité nationale, sont bien connus : aspiration égalitariste, sentiment généralisé que gagner beaucoup c'est presque toujours voler, détestation de la propriété privée où se rejoignent nos racines catholiques et nos passions révolutionnaires.
Pourtant, il nous semble que le véritable tabou économique français n'est pas là, mais plutôt dans le fait d'admettre que les agents économiques répondent aux incitations financières. Le problème est moins de reconnaître que « l'argent, c'est bien » que d'accepter la notion que « les gens font les choses pour l'argent ». En France, la niaiserie se pare de vertu : en faisant comme si le monde était tel qu'il devrait être (les actes devraient être désintéressés), le refoulement français consiste à refuser de le voir tel qu'il est (l'intérêt explique souvent les comportements et déclarations des agents). Ce refoulé explique notre incapacité à nous réformer, et les malentendus persistants sur la capacité des politiques à changer l'économie.
Le scandale des « Panama papers », qui a mis au jour à quel point est généralisé l'usage des sociétés offshore, offre un bon exemple de ce refoulé économique. Pour organiser ce débat rationnellement, il faut commencer par reconnaître que les agents économiques sont prêts à beaucoup, y compris l'exil, pour payer moins d'impôt. On peut le regretter et rêver d'un homme idéal pour qui l'impôt est comme la consommation : une dépense qu'il fait volontiers, qui lui apporte autant de satisfaction que ses vacances ou son logement. Mais cet humain n'existe pas et on ne peut pas empêcher certains pays de choisir des niveaux de taxe faibles pour attirer les riches ou les sièges sociaux. Or, plutôt que de voir émerger ce débat sur les incitations économiques et la pérennité de niveaux de taxe élevés, on voit se développer - cela avait déjà été le cas avec l'affaire Depardieu, qui a marqué le début du quinquennat - un discours moraliste et inopérant sur le manque de citoyenneté des riches et des entreprises. Ce malaise est palpable, par exemple, dans l'audience au Sénat du patron de la Société Générale, que l'on voit peiner à expliquer ce qui est pourtant une évidence : il est de son devoir de manager de faire payer à ses actionnaires - pour la plupart étrangers - le moins d'impôt possible.
Mais ce grand déni français dépasse la question fiscale, on le trouve dans tous les secteurs de l'économie et, partout, il crée des blocages. Dans le domaine de l'emploi, il reste tabou de suggérer que la baisse des allocations chômage peut dans certains cas accélérer la reprise d'emploi ; ou que les travailleurs utilisent massivement la rupture conventionnelle pour bénéficier des Assedic là où il y aurait eu autrefois simple démission ; ou encore que les CDD de quelques semaines sont utilisés par certains pour toucher à répétition les allocations chômage. Concernant la réforme de la fonction publique ou de l'Education nationale, l'idée que des salaires trop faibles rendent ces métiers désertés par les talents reste peu acceptable. De même, l'idée qu'une éducation et une médecine gratuites déresponsabilisent et conduisent donc à des choix inefficaces est difficile à faire passer dans le débat public.
On peut déplorer l'importance des incitations individuelles, notre nature égoïste et la difficulté de mobiliser les efforts sur des projets désintéressés ; mais ne pas le reconnaître expose le législateur et le réformateur à l'échec. Dans les chantiers les plus cruciaux des prochaines années (réformes de l'Etat, de la santé, de l'éducation), ne pas expliciter la question des incitations financières conduira à des gâchis massifs. Aussi « horrible » qu'on la juge, il faut reconnaître la logique de l'intérêt individuel, pour ne pas sombrer dans l'inefficacité économique.