Comprendre pour Enprendre : Dans le projet de loi El Khomri, pourquoi le niveau de négociations entre partenaires sociaux fait-il débat ?
Frédéric Cherbonnier : C’est ce que l’on appelle le débat sur la hiérarchie des normes qui est au cœur de l’article 2 du projet de loi El Khomri.
Les négociations sur les conditions de travail qui concernent des sujets tels que la rémunération, le temps de travail ou le confort des salariés, sont organisées actuellement à différents niveaux : au sein de l’entreprise, au niveau des branches d'activités ou à un niveau interprofessionnel. Les syndicats français souhaitent le maintien d’une négociation de branche. Or le projet de loi veut favoriser le développement des négociations à l’intérieur des entreprises. C’est l’un des points durs de la protestation actuelle.
Vous expliquez que la négociation intermédiaire n’est pas une bonne chose, pourquoi ?
Intuitivement on peut se dire que des accords signés au niveau national sont trop éloignés des spécificités d’un secteur d’activité et que ceux signés au sein des entreprises sont coûteux à établir pour une PME et qu’ils risquent de donner trop de pouvoir aux chefs d’entreprise. Tout incite ainsi à privilégier les accords intermédiaires.
Or des travaux menés dans les années 80 montrent exactement le contraire. Dans les secteurs abrités en particulier, c’est-à-dire non soumis à la concurrence étrangère, la négociation au niveau des branches peut permettre une forme de collusion entre les entreprises. Elles s’entendent au sein d’un secteur d’activité et augmentent les salaires et les prix au détriment du niveau de l’emploi et des autres secteurs économiques.
Mais on négocie déjà au sein des entreprises françaises ?
Oui, mais dans les pays du sud de l’Europe -dont la France- les négociations en entreprises sont menées aujourd’hui selon le principe de faveur. Cela signifie que l’on peut signer un accord d’entreprise uniquement à condition qu’il soit plus favorable aux salariés que les accords de branche. Ceci interdit toute véritable négociation. Selon une étude récente, les entreprises européennes contraintes par ce « principe de faveur » n’ont pu durant la crise négocier une baisse des heures travaillées en échange d’un maintien dans l’emploi. La loi El Khomri essaye de revenir là-dessus mais les syndicats refusent.
Vous défendez cet abandon du principe de faveurs, en vous référant à l’expérience allemande. Que nous apprend-elle ?
Depuis 1995 les syndicats allemands permettent aux comités d’entreprise de mener librement les négociations au sein des entreprises, en dérogeant au principe de faveur, donc en acceptant l’idée de compromis potentiellement moins favorables aux salariés que les accords de branche. En 2005, près de 75 % des salariés allemands étaient ainsi couverts par des accords d’entreprise.
Les travaux économiques récents montrent que cette évolution est l’une des principales explications du miracle allemand en termes de chômage. Entre 2005 et 2016, le chômage n’a quasiment pas cessé de baisser en Allemagne y compris pendant la crise passant de 11 % à 5 %.
La loi El Khomri est une façon de forcer les syndicats français à faire ce que les syndicats allemands ont fait par eux-mêmes dans l’intérêt du marché du travail et de la collectivité nationale.
Cela ne s’est-il pas fait au détriment des salariés allemands avec des modérations de salaires et la multiplication des temps partiels ?
Bien sûr, cela se fait selon le principe du donnant/donnant. D’ailleurs toute la question est de savoir quel niveau de négociation permet de trouver le juste compromis offrant une rémunération correcte et de bonnes conditions de travail sans trop pénaliser l’emploi.
Interview accordée par Frédéric Cherbonnier à UT1 CAPITOLE pour leur revue "Comprendre pour Entreprendre"