L'année 2017 sera-t-elle une nouvelle annus horribilis pour notre vivre ensemble et nos économies? Déplorer la montée des populismes est stérile, car ils répondent à une demande, à une souffrance, celle des perdants de la globalisation et du progrès technologique. Une partie de l’électorat se tourne vers des partis et des politiques providentiels, dénonçant des boucs émissaires - l’establishment, l’Europe, les migrants, le commerce - et vendant du rêve. Ces marchands d’illusions et leur vision court-termiste de la chose publique ne feront qu’aggraver les difficultés de notre pays. Vrais problèmes, mauvaises solutions. Le repli sur soi n’apportera aucune réponse à des défis bien réels.
Ce sont d’abord des défis anxiogènes qui font voter populiste. En France, le principal est le chômage. Nous devons avoir le courage de mettre en place une vraie politique de réformes plutôt que d’utiliser les mêmes et coûteuses rustines que les quarante dernières années. Nous devons préparer notre société à la révolution numérique qui suscite des inquiétudes pour l’emploi, imaginer de nouvelles régulations, promouvoir l’innovation, renforcer l’éducation et la formation professionnelle.
Autre source de peurs, l’immigration. Il faut organiser un accueil digne des migrants et leur intégration par l’emploi. Mais en France, le problème ne vient pas tant du flux des arrivées, relativement faibles (80 000 lors de la crise syrienne contre plus d’un million pour l’Allemagne) que de la difficile intégration de Français issus de l’immigration. Le fonctionnement de notre marché du travail et notre système éducatif, très inégalitaire, les privent de perspectives.
Les inégalités, enfin, nourrissent le ressentiment. Elles sont fortes au sein d’une génération et entre générations. En France, nous léguons à nos enfants une dette publique non-négligeable, des retraites non financées et un système éducatif en berne : en privilégiant les classes aisées dotées de l’accès à l’information, il ressemble à un vaste délit d’initiés.
Il y a d’autres défis auxquels les Français devraient s’attaquer, mais ils n’y sont pas assez sensibles. Le réchauffement climatique est très présent dans les discours, peu dans les faits. La solvabilité de l’Etat, condition de la pérennité de notre système social, est un enjeu essentiel. Les dépenses publiques absorbent aujourd’hui près de 57% du PIB, le niveau le plus élevé dans les pays développés, pour un service public dont la qualité n’est pas toujours exceptionnelle.
Mais, pour moi, le danger le plus insidieux est en nous-mêmes. La France n’est pas immunisée contre le populisme et la tentation du repli sur soi. Deux idées malheureuses se banalisent dans notre vie politique, la sortie de l’euro et la restructuration de la dette. Si 68% de nos concitoyens se déclarent favorables à l’euro, nombre d’entre eux s’apprêtent à voter pour des candidats prônant de telles solutions : une sortie de l’euro ou, ce qui revient au même, une sortie de l’euro si l’Allemagne et le reste de l’Europe n’acceptent pas préalablement certaines conditions qu’elles ne voudront de toute façon pas accepter ; ou bien, un moratoire sur la dette ; ou bien, les deux.
Les défauts de la zone euro sont clairs. D’abord, l’absence de budget européen commun nous prive des mécanismes de redistribution automatique entre régions en bonne santé économique et régions en récession, mécanismes familiers aux autres fédérations à travers le monde. Ensuite, la mobilité limitée des salariés et (depuis la crise) de l’épargne empêche la stabilisation des chocs nationaux par la réallocation du travail et la distribution des fruits de l’épargne entre les différents pays de la zone euro. De surcroît, chaque pays a gardé sa souveraineté et fait ses propres choix politiques, qui ont abouti à de fortes divergences en termes de compétitivité et de chômage entre l’Europe du nord et celle du sud. Enfin, il est nécessaire d’améliorer les règles budgétaires de la zone euro et leur mise en œuvre.
Mais une sortie de l’euro aurait des conséquences brutales dont les Français ne se rendent pas vraiment compte. Il est impossible de chiffrer exactement son impact : que seraient les réactions de nos partenaires et les anticipations des marchés financiers dans une telle situation ? Pourtant, quelques raisonnements simples suggèrent le risque d’un chaos.
Tout d’abord, la signature de l’État français, hors zone euro et libéré de tout engagement européen sur les contrôles des déficits et de l’endettement, inspirerait moins confiance qu’aujourd’hui (1). Les taux d’intérêt augmenteraient en conséquence. Le gouverneur de la Banque de France, François Villeroy de Galhau, rappelle qu’entre la période précédant la signature du traité de Maastricht (1986-1992) et l’année 2016, le spread franco-allemand sur la dette souveraine - c’est-à-dire la différence de taux d’intérêt payé par les deux pays en raison de la différence de risque de non-remboursement - a diminué de 1,5%. En sens inverse, on peut présumer une augmentation du coût de l’emprunt français d’au moins 1,5% à la suite de la sortie de l’euro. Ce qui entraînerait à terme une charge supplémentaire annuelle estimée à au moins 30 milliards d’euros sur les seuls intérêts de la dette publique. Et encore s’agit-il d’un calcul très prudent. En juillet 2012, avant que Mario Draghi, le président de Banque centrale européenne, ne s'engage à tout faire pour sauver l'euro, les écarts de taux entre l’Italie et l’Allemagne ou entre l’Espagne et l’Allemagne étaient bien plus importants. Notons aussi qu’en 1986, la dette publique française ne représentait que 30% du PIB alors qu’elle atteint près de 100% aujourd’hui. Et précisons qu’à l’époque, personne dans la classe politique de notre pays n’inquiétait les acquéreurs potentiels de notre dette publique en parlant de moratoire. Enfin, la hausse des taux d’intérêt renchérirait aussi le coût des emprunts des entreprises et celui des crédits immobiliers des ménages pour un montant au moins équivalent.
Les ménages seraient appauvris par la dépréciation de la monnaie nationale également, et très directement, par le renchérissement des importations (pétrole, portables, jouets…). La perte de pouvoir d’achat est estimée à 2000 euros par an et par ménage dans l’hypothèse d’une dévaluation de 20 %. Certes, les entreprises françaises redeviendraient plus compétitives grâce à la diminution de la rémunération réelle des salariés ; mais les ménages francais subiraient une importante réduction de leur pouvoir d’achat.
Le retour au franc pourrait bien avoir pour conséquence un défaut souverain, ou ce qui serait compris comme tel. Les dettes de l’État, des banques et des entreprises françaises, libellées en euro, deviendraient plus coûteuses à rembourser dans la mesure où les recettes, elles, seraient libellées en francs (en tout ou en partie), une monnaie faible. Pour éviter un fort alourdissement de sa dette, la France devrait probablement décider de la restructurer, une expression pudique pour signifier un défaut de paiement. Elle pourrait le faire via une loi transformant une créance d’un euro en une créance d’un franc, un peu comme l’a fait l’Argentine avec le peso en 2001. Notre pays renierait ainsi ses engagements, un fait très inhabituel pour un pays riche. De plus, ces dettes sont entièrement dues aux choix de l’État et non liées à une guerre subie ou à une catastrophe naturelle.
Ce défaut souverain nous mettrait au ban des nations, nous exposerait à des mesures de rétorsion de nos partenaires économiques, et nous interdirait d’emprunter pendant de longues années. Il nous forcerait immédiatement à équilibrer notre budget, puisque l’État ne pourrait plus emprunter pour financer ses déficits. Un paradoxe ironique alors que les partisans d’un retour au franc veulent au contraire augmenter largement les dépenses publiques et pour cela se libérer des contraintes européennes sur les déficits budgétaires.
Car le programme budgétaire des anti-euros s’apparente à un open bar. Celui du Front National implique 150 milliards d’euros de dépenses supplémentaires annuelles, soit 6,5% du PIB à rajouter aux 3,5 % de déficits actuels. Des dépenses non financées, car la traque de la fraude, aussi désirable soit-elle, ne peut que marginalement renflouer les caisses de l’État. De même les présumées économies sur la contribution au budget de l’Europe ne pourront pas sérieusement participer à l’équilibre des finances publiques.
Dernier point, mais non des moindres, la sortie de l’euro sonnerait le glas de l’Europe. Sans l’Europe, la France n’existe pas dans les négociations internationales : régulation financière, contrôle des dévaluations compétitives, fiscalité, accords de libre-échange, politique étrangère, négociations avec les grandes entreprises du numérique (les Gafa), négociations climatiques…Aujourd’hui des voix comme celles du président de la BCE ou du commissaire européen à la concurrence sont entendues dans le monde. Une France isolée aurait peu de chance d’être audible. Et les menaces proférées à l’encontre des entreprises et autorités étrangères resteront stériles car celles-ci pourront jouer les pays européens les uns contre les autres.
Une autre idée s’est banalisée dans le discours politique qui incarne cette tentation du repli sur soi. Le protectionnisme. Avec la préférence nationale et les discours anti-migrants, elle séduit de nombreux Français. Encore une fois, elle répond à des difficultés réelles : les gouvernements n’ont pas assez porté d’attention aux dégâts de la globalisation sur une partie de leurs citoyens. Jusqu’en 1990, le commerce international générait relativement peu de perdants. Depuis, les pays en voie de développement ont tourné le dos aux politiques protectionnistes de substitution des importations et ont fait le pari de l’économie de marché et de l’ouverture. Parallèlement, le coût du transport par container a chuté de manière vertigineuse. Ces deux phénomènes ont réorienté les échanges le long de l’axe Nord-Sud. Si les pays développés sont globalement gagnants, nombre de leurs travailleurs, souvent peu qualifiés, ont du mal à retrouver un emploi similaire ou localisé dans leur région. Et les politiques de reconversion n’ont pas été à la hauteur.
Dans le Sud, la croissance permet de marquer des points dans la lutte contre la pauvreté. Entre 1991 et 2015, le PIB par habitant a augmenté de 326% pour l’Inde et de 823% pour la Chine. Une progression inédite dans l’histoire de l’humanité. Mais cette bonne nouvelle ne réconforte évidemment pas l’Américain dont le salaire a stagné durant la même période, ni le Français qui a perdu son travail dans un bassin d’emploi déprimé.
Pour autant, le protectionnisme n’arrangera pas le sort de nos concitoyens. D’abord, il ne peut que susciter des mesures de rétorsion de la part de nos partenaires commerciaux : que chacun tire la couverture à soi ne va pas agrandir cette couverture. Elle va même rétrécir : le protectionnisme nous privera des bénéfices de la spécialisation internationale, et supprimera l’aiguillon de la concurrence, qui pousse nos entreprises à s’améliorer plutôt qu’à profiter d’un consommateur captif. Enfin, le protectionnisme ne répondra pas non plus aux défis du numérique : en dégageant des gains de productivité, il pose un problème d’emploi analogue, et d’ailleurs plus vaste que la globalisation.
Les Français veulent du changement. Ils ont le sentiment que les décideurs politiques n'en font pas assez, qu’ils n'ont pas de plan. Mais le changement pour le changement est extrêmement dangereux, surtout quand il surfe sur les préjugés et les égoïsmes de l’électorat. Nous avons besoin de plus de coopération, pas de plus de chacun pour soi. Le changement intelligent est beaucoup moins excitant que le changement dramatique, mais il est le seul à pouvoir nous faire espérer.
(1) Ceci même si l’interdiction faite à la banque de France de faire fonctionner la planche à billet pour financer l’État est maintenue (seuls des pays comme le Zimbabwe et le Venezuela n’ont pas une telle interdiction aujourd’hui).
Interview accordée à l'Express © L'EXPRESS