Fin du mois ou fin du monde: le dilemme de Macron
Dans ses choix d'investissement, l'Etat doit toujours arbitrer entre l'intérêt des générations présentes et celui des générations futures. Pas simple.
La transition énergétique va nous obliger à faire quelques sacrifices, autant en termes de pouvoir d'achat que d'efforts de sobriété. Ces quelques sacrifices immédiats sont à mettre en exergue des importants dommages climatiques qu'ils permettront d'éviter. Pour le climat comme pour des tas d'autres projets, en faisonsnous assez ou trop pour les générations futures et pour la soutenabilité de notre prospérité? Plus fondamentalement, comment devrions-nous répartir la richesse nationale en consommation d'une part, et en investissements d'avenir d'autre part?
Après tout, notre prospérité présente provient des investissements réalisés par nos aïeux, dans du capital matériel (infrastructures, usines...) et immatériel (connaissances). Mais faudrait-il suivre Staline, Pol Pot et Mao qui ont tous tenté un rattrapage économique tellement rapide auprès des populations de leur époque qu'il a conduit à sacrifier des générations entières? Le juge-arbitre de nos choix collectifs et individuels dans ce domaine, c'est le coût du capital, et en particulier le taux d'intérêt. Si le coût du capital est trop élevé, les entreprises et les ménages ne seront pas assez incités à investir pour l'avenir. S'il est trop faible, trop d'investissements seront faits au détriment de la consommation. Les investissements publics font quant à eux l'objet d'évaluations sur la base d'un taux d'actualisation, qui est l'équivalent « comptable » du taux d'intérêt. Plus ce taux est élevé, moins les bénéfices futurs ont du poids en comparaison des coûts présents pour déterminer si tel ou tel investissement public doit être réalisé. Par exemple, à un taux de 1 %, il est désirable d'enfouir nos déchets nucléaires à Bure malgré les coûts très importants de Cigéo, alors qu'à un taux de 4 %, le statu quo est, d'un point de vue financier, préférable. Avec un taux d'actualisation de 1 %, il est probablement désirable de réaliser aujourd'hui toutes les actions de décarbonation qui coûtent moins de 400 euros par tonne de CO2 évitée, et il y en a beaucoup. Mais si on utilise un taux de 4 %, on ne devrait réaliser que les seules actions vertes qui coûtent moins de 40 euros/tCO2. Du point de vue de l'intérêt des générations présentes et futures, quel devrait être ce taux qui détermine la répartition entre la consommation et les investissements dans notre société?
C'est bien sûr une question trop importante pour la laisser aux seuls marchés financiers. Utiliser un taux faible, c'est pénaliser les générations futures. Il existe une raison éthique à cela. Dans un monde en forte croissance, investir pour l'avenir, c'est transférer de la richesse de la génération présente vers les générations futures, par hypothèse beaucoup plus prospères que nous. Investir accroît donc les inégalités intergénérationnelles.
Comment appliquer cette morale dans le monde actuel, alors que pèsent de telles incertitudes sur la croissance économique de court terme comme de long terme? Après tout, certains économistes défendent l'idée d'une stagnation séculaire, un siècle sans croissance. Guerres, pandémies, crises financières, affaiblissement des valeurs de démocratie, de science et de liberté... Nous aurions aujourd'hui toutes les raisons de nous inquiéter. Au contraire, d'autres
pensent que nous sommes à l'aube d'une ère nouvelle, portée par une énergie renouvelable abondante et sans coût, par la dématérialisation de nos consommations, ou par la conquête de l'espace!
Qui croire? La rationalité exige que nous reconnaissions ces incertitudes profondes dans nos responsabilités envers le futur et sa traduction opérationnelle dans le coût du capital. Dès lors, la prudence s'impose. On observe que l'incertitude sur les revenus futurs des ménages pèse lourd dans leurs efforts d'épargne, qui constitue un sacrifice personnel pour l'avenir. Ce qui est désirable au niveau individuel doit l'être au niveau collectif, en réalisant des investissements de précaution dans ce monde plein d'incertitudes. La meilleure façon d'y parvenir est de choisir un taux d'actualisation faible, et donc un prix du carbone élevé, bien au-delà de leur niveau actuel en France et en Europe. Autrement dit, enfouir dès aujourd'hui nos déchets nucléaires.
Article paru dans L'Express n°3708, le 28 juillet 2022.
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