Principaux responsables des émissions de gaz à effet de serre en France, les transports vont devoir se réinventer dans les 10 ans qui viennent. Spécialiste de l’économie industrielle et directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Marc Ivaldi fait le point sur les défis que les pouvoirs publics et le secteur privé vont devoir relever dans cette "course contre la montre".
La décarbonation est l’un des plus grands défis auquel le secteur des transports est confronté. D’après vous, comment l’autoroute peut-elle servir de fil conducteur pour décarboner les transports longue distance ?
Il est certain que les efforts sur l’autoroute décarbonée sont intéressants, je pense en particulier à l’exemple de Vinci, qui met en place des solutions que l’on voit aussi aux États-Unis, avec des voies dédiées aux transports collectifs ainsi qu’aux véhicules qui ne polluent pas ou à des véhicules de covoiturage : ce sont des pratiques efficaces pour décarboner l’usage de la route.
De manière générale, le gros morceau de la pollution liée à la route reste les émissions de CO2 et de NOx (oxydes d’azote). Il ne faut pas tourner autour du pot : pour atteindre l’objectif d’une route décarbonée, la seule solution sera le développement des véhicules propres, fonctionnant à l’électricité ou à l’hydrogène.
Mais en France, il n’y a pas que les autoroutes : une grande part des déplacements en banlieue et en grande banlieue, mais aussi en milieu rural, nécessite encore de posséder une voiture parce que les usagers n’ont pas d’alternatives. Ces derniers pourraient utiliser un vélo électrique, mais c’est encore très difficile.
L’autoroute bas carbone s’articule autour de deux axes : à la fois les usages comme vous le mentionnez, mais aussi les infrastructures, avec le recyclage des enrobés par exemple. Où en sommes-nous concernant les infrastructures ?
Il y a des efforts considérables faits à ce niveau, qui sont aussi dans l’intérêt des sociétés concessionnaires d’autoroutes. Sur les enrobés, le recyclage permet de réduire les problèmes liés au bruit et facilite les écoulements d’eau. Les nouveaux enrobés limitent également les frottements des voitures sur la chaussée et atténuent donc une pollution dont on ne parle pas souvent, celle due à l’usure des pneus.
En termes d’infrastructures, il y a d’autres progrès à réaliser, pour la fluidification du trafic par exemple, et les moyens techniques pour le faire existent. Nous pouvons prendre l’exemple des péages en "free flow" de Sanef sur l’autoroute de Normandie. La question à se poser est : pourquoi cela n’a-t-il pas été fait plus tôt ?
Par ailleurs, il faudrait mettre en place davantage de voies dédiées aux bus, ainsi que des accès spécifiques pour ces bus ou pour les voitures décarbonées, ainsi que des parkings dédiés au covoiturage. Je ne sais pas s’il faut généraliser ce type de solutions, cela nécessite des études, territoire par territoire. Mais il est clair que, pour le moment, les efforts consentis ne suffisent pas. J’en ai parlé avec des responsables chez Vinci par exemple, il y a une vraie volonté de leur part d’aller vers ces solutions. Mais cette volonté peut se heurter à des problèmes de gouvernance au niveau de la décision politique.
Mis à part ces aménagements, comment améliorer la gestion du trafic sur les autoroutes ?
Aujourd’hui, tous les usagers se précipitent sur l’autoroute, au même moment. Il pourrait y avoir une meilleure gestion du réseau autoroutier, en particulier sur les créneaux horaires d’utilisation. Il devrait y avoir des incitations pour les usagers à utiliser l’autoroute sur les tranches horaires où elle est moins utilisée. Cela ne relève évidemment pas que de la responsabilité des sociétés concessionnaires d’autoroute, mais celles-ci pourraient mettre en place une modulation des prix, le matin, le midi ou le soir. Cela pourrait inciter les entreprises qui souhaitent que leurs collaborateurs arrivent à un horaire précis à faire des efforts d’organisation. De plus, cette meilleure gestion du temps pourrait avoir un effet important sur les émissions de gaz à effet de serre, en particulier sur les axes d’accès aux grandes villes, comme en région parisienne par exemple.
En fait, l’autoroute décarbonée, c’est avant tout une autoroute intelligente. Ainsi, avant d’avoir un parc automobile décarboné, il faudrait mettre en place de meilleures pratiques dans les usages de la route. Il y a là des gains environnementaux très importants à réaliser en allant dans cette direction
Vous parliez de "problèmes de gouvernance". Quelles solutions suggérez-vous pour améliorer cette gouvernance ?
Il faut savoir qui prend les décisions. Une meilleure gouvernance passera forcément par une redéfinition des liens entre l’État, les collectivités locales et les sociétés concessionnaires d’autoroutes. Nous sommes actuellement dans une situation où, du point de vue de la gouvernance, il y a beaucoup trop de strates dans les prises de décision.
La France dispose de l’Autorité de régulation des transports (ART), indépendante au niveau national, qui couvre tous les modes de transports, ce qui est une excellente chose. Mais nous devrions avoir également des ART au niveau régional, qui coordonneraient les décisions des différentes collectivités territoriales, entre régions, départements, métropoles et communautés d’agglomérations. Nous ne disposons malheureusement pas aujourd’hui de cette gouvernance décentralisée et coordonnée. Il y a trop d’échelons décisionnaires, chacun doit rendre ses décisions, ces processus prennent trop de temps et, en fonction des oppositions, les projets ne sont pas menés à bien. Nous le voyons également sur les petites lignes de train, pour lesquelles les régions n’ont pas le rôle décisionnaire complet qu’elles devraient avoir par rapport à la SNCF. Nous pouvons comparer ce qui ne se fait pas en France avec ce qui se fait en Allemagne, au niveau des Länder.
Il s’agit donc de repenser les politiques publiques en matière de transports ?
Le problème français, c’est le mille-feuilles décisionnaire. Il n’est pas question de sortir l’État des processus de décision, mais je crois que l’idée d’une Autorité de régulation des transports régionale – indépendante – serait une bonne solution pour combler les manques dans les régions et pour donner une cohérence territoriale à la politique publique. Il y a énormément de travail à mener dans ce domaine.
Il n’est pas inutile de rappeler que tout dépend de l’argent public. Les régions ne lèvent pas d’impôts et dépendent énormément des dotations de l’Etat. Pour les grandes infrastructures, l’État a un rôle prépondérant à jouer à travers l’AFIT (agence de financement des infrastructures de transport) et son comité national pour les infrastructures du pays. Il faut tout de même souligner que les outils mis en place lors de la dernière décennie ont permis de renforcer les politiques publiques. Les contrats État-régions sont très importants pour la mise en place des politiques d’infrastructures au niveau routier.
Dans le domaine de l’automobile, le grand sujet est l’électrification des véhicules. Le plan 100000 bornes du gouvernement Castex n’a pas atteint ses objectifs. Comment accélérer le développement des bornes de recharge en France ?
Cela se résume actuellement à de l’investissement, essentiellement privé. Il n’y aura pas de développement de l’utilisation des véhicules électriques sans les bornes de recharge, et nous sommes très loin du compte.
Actuellement, les recherches dont nous disposons pour imaginer le "business model du véhicule électrique" sont encore très partielles, même s’il y a de plus en plus de travaux sur le sujet dans la communauté des économistes. L’ampleur du problème de l’électrification du parc automobile commence à être mesurée.
Nous devons commencer par comprendre les critères de choix des usagers, entre les différents types de véhicules : pourquoi certains achètent une voiture hybride rechargeable ou une électrique 100% ? Comment le temps de recharge impacte-t-il le choix des acheteurs ? Tout cela n’est pas encore tout à fait bien analysé, compris et mesuré. Pour envisager la question de l’électrification et pour comprendre ce qui va se passer, il ne faut pas rester à un niveau macro-économique mais développer des analyses au niveau micro-économique.
Bien sûr, nous pouvons installer davantage de bornes de recharge. Mais si tout le parc automobile était électrique, il faudrait des centaines de milliers de bornes. Un professeur de physique du Collège de France a étudié la question, en prenant l’exemple du grand week-end du 1er août pour les départs en vacances. Selon lui, pour 10000 véhicules par heure – équipées de batteries en moyenne de 60KWh qui permettent d’avoir une autonomie de 250km –, il faudrait des stations de recharge tous les 50km. Et, avec des bornes de 120KWh offrant une recharge en 30 minutes, il faudrait 2000 bornes par station. Ce qui signifierait qu’il faudrait un réacteur nucléaire pour alimenter 200km de routes. Là est toute la question : pour le moment, 100000 bornes, c’est du "pipi de chat" si vous me permettez l’expression. Si bien que, à l’heure actuelle, je n’ai pas l’impression que les pouvoirs publics savent où ils vont.
L’électrification du réseau routier est donc un but inatteignable ?
Avec les chiffres dont nous disposons actuellement, je ne vois pas comment nous atteindrons l’objectif de nous priver des véhicules thermiques en 2035. Peut-être irons-nous plus vite qu’aujourd’hui grâce à des innovations qu’il reste à mettre au point. Actuellement, l’essentiel est donc de construire davantage de centrales nucléaires. Avant d’installer des milliers de bornes, il va falloir disposer de l’électricité nécessaire pour les alimenter. C’est le premier des défis à relever.
Ensuite, il va falloir installer beaucoup de bornes. Sur les autoroutes, mais aussi partout où nous pourrons le faire : sur les parkings, dans les zones de stationnement en ville… Se pose alors la question des incitations. Outre l’aspect infrastructures, il faut en effet prendre en compte l’aspect incitatif. Certains spécialistes proposent que l’électricité destinée à la mobilité – compte tenu de l’impact des voitures thermiques sur le climat – devrait être gratuite pour que les usagers puissent se brancher partout, sans y penser. Je ne suis pas favorable, en général, à des services publics gratuits, mais ce sont des questions à étudier. Actuellement, l’électricité sur autoroute est plus chère que le diesel, parce qu’il y a l’électricité à payer, mais aussi le coût d’installation des aires de recharge. Le coût de la localisation de ces parcs de recharge n’est pas négligeable.
Vous semblez sceptiques sur le développement de la mobilité électrique. La France ne dispose-t-elle pas d’atouts dans le domaine ?
Si, bien sûr. Par rapport à l’Allemagne par exemple, nous disposons déjà d’un parc nucléaire. Le problème des voitures électriques, c’est qu’il ne faut pas les faire tourner avec de l’électricité produite à partir de centrales à charbon. Cela ne ferait que déplacer le problème. De ce point de vue, la France est bien placée car notre électricité est essentiellement nucléaire. Mais nous nous sommes laissés endormir, d’un point de vue politique, parce que les écologistes ont exercé une très forte pression ces trente dernières années. Nous avons donc réduit nos ambitions nucléaires, alors que nous aurions dû prendre un temps d’avance. Il faut bien avoir conscience que construire une nouvelle centrale nucléaire ne se fait pas du jour au lendemain.
Aujourd’hui, l’Union européenne a fixé l’horizon 2035 pour l’électrification du parc automobile, soit dans un peu plus de 10 ans. C’est le temps nécessaire pour mettre en place une centrale nucléaire. Nous sommes donc lancés dans une course contre la montre : il n’y aura de mobilité électrique en 2035 que si nous relevons le pari de la mise en place de nouvelles centrales. Le gros des investissements pour les voitures électriques réside donc dans la production d’électricité, et donc dans les centrales nucléaires. Nous parlons là de centaines de milliards d’euros. Il faudra bien sûr des bornes, mais elles ne coûteront pas beaucoup par rapport aux centrales.
La réalité d’aujourd’hui n’est pas celle de demain. Peut-être y aura-t-il des innovations qui changeront la donne…
C’est vrai, il y a encore beaucoup d’innovations à mettre en place pour les véhicules électriques à proprement dits. Par exemple, je ne suis absolument pas convaincu par le véhicule électrique rechargeable. Il n’est bien que dans un cas : quand on habite en ville, et pas trop loin de son travail. De plus, la voiture 100% électrique demande des efforts d’organisation : si vous avez oublié de recharger votre véhicule, vous êtes coincé. Dans la même situation, si vous possédez un véhicule hybride, vous avez toujours la possibilité de partir à votre travail, mais grâce à son moteur thermique. Et comme ces véhicules sont plus lourds – étant surtout prisés par les gros SUV –, vous consommez plus. C’est un non-sens économique. J’aimerais que l’on me donne des arguments.
Sur les véhicules 100% électriques, l’autonomie reste très limitée et il n’y a pas encore assez de bornes. Il y a donc de gros efforts à faire. Quant aux véhicules à l’hydrogène, je pense qu’il n’y a pratiquement aucune chance que cette technologie s’applique pour les voitures individuelles. Peut-être pour les camions de transport, pour les bus, pour les trains, les bateaux et les avions. Mais il y a toujours des problèmes spécifiques. Une locomotive peut fonctionner à l’hydrogène, mais les constructeurs prévoient en général un moteur alternatif au diesel. Ces locomotives coûtent donc quasiment le double. Concernant les bus à hydrogène, plusieurs villes ont cessé de les utiliser car leur coût d’utilisation est le double des bus thermiques. C’est le cas par exemple de la ville de Montpellier qui a arrêté d’en acheter et d’utiliser ceux qu’elle a.
Malgré ce constat, j’ai confiance dans la recherche et dans la capacité des chercheurs à trouver des solutions pour l’électricité, en particulier pour les batteries, comme les LFP pour lesquelles une filière française est en train de se mettre en place. Mais il reste encore beaucoup à faire dans ce domaine. Sans oublier de prendre en compte le déplacement des problèmes : l’électricité implique une utilisation considérable de ressources dont les pays européens comme la France ne disposent pas. En particulier les métaux rares. Cela posera un nouveau défi pour notre indépendance économique. Nous l’avons vu en matière de gaz avec la Russie : être dépendant d’autres pays pour ces ressources posera le même type de problèmes.
L’électrification du parc automobile répond donc à deux enjeux. Nous ne pourrons nous en sortir qu’à condition de développer le nucléaire car nous avons une bonne connaissance de cette technologie. Mais sur la production des voitures et des batteries, nous allons devenir dépendants de pays lointains qui peuvent avoir leur propre stratégie. Et, au niveau de l’acheteur, – je parle là en tant qu’économiste –, le problème du coût est essentiel. Actuellement, les véhicules électriques chinois sont 10000 euros moins chers que leurs équivalents européens. Pour rattraper ces 10000 euros, l’industrie européenne va devoir faire des efforts considérables.
Vous évoquiez plus tôt du vélo électrique. Concernant les investissements liés mobilité de moyenne distance, quelles politiques efficaces mettre en place ?
Je vais partir d’un cas concret : je vis en milieu rural, dans un petit village des Pyrénées. Tous mes voisins ne font pas un kilomètre sans prendre leur voiture. C’est une réalité. Eux doivent me prendre pour un fou parce que je fais tout en vélo électrique, même si je constate tout de même que de plus en plus de gens s’y mettent. Le problème, c’est qu’il n’y a pas une seule infrastructure dédiée au vélo hors des grandes villes. S’il y a un effort que l’État doit faire, c’est de multiplier par 4 ou 5 les investissements dans ce domaine : il faut mettre le paquet sur le vélo électrique. Partout ! Absolument partout ! Il faut imposer que, au moment de refaire une route, une piste cyclable soit prévue. C’est une évidence, sachant que 60% des déplacements en France se font à moins de 3km. Et cette réalité ne va pas changer.
Lors de la crise du Covid-19, quand nous ne pouvions pas utiliser les transports en commun, les gens se sont massivement reportés sur les vélos électriques, en les utilisant sur des distances de plus en plus longues, et donc de plus en plus longtemps. Il y a là un levier important pour la décarbonation des transports. L’État, les régions et les départements doivent donc faire des efforts considérables dans ce domaine.
Et quelle place donner à la relance des petites lignes ferroviaires ?
Je n’aime pas faire de généralités, il faut regarder au cas par cas, en fonction des territoires. Mais j’ai quelques doutes. Dans l’une des vallées pyrénéennes près de chez moi, l’exemple de la ligne Montréjeau-Luchon est significatif. Au début du XXe siècle, les Parisiens venaient en villégiature à Luchon, par le train. Ce service s’est arrêté il y a 30 ou 40 ans. Il y a quelques années, il y avait une demande très forte de la population pour réactiver cette ligne de train. La présidente de la région Occitanie, Carole Delga, est originaire de cet endroit et s’est engagée à la relancer, avec des énergies décarbonées. Le problème posé a alors été le coût faramineux de l’opération. La région a donc payé le développement d’une locomotive bimoteur hydrogène-diesel, dont le coût est exorbitant. Et in fine, il n’y aura pas grand monde dans les trains. N’aurait-il pas fallu réfléchir davantage à des solutions de transports en commun, avec des bus électriques par exemple ? D’autant que l’hydrogène propulsant cette locomotive est produit… à partir de charbon. Je ne vois pas trop l’intérêt.
De ce point de vue-là, les régions ne peuvent pas mettre en place les bonnes solutions en termes de coûts minimums, en faisant face qu’à un seul opérateur comme la SNCF qui décide de tout. La relance des petites lignes ne peut que se faire qu’à deux conditions : en mettant en place des Autorités de régulation des transports au niveau régional pour permettre la cohérence des prises de décisions politiques, et en ouvrant ces réseaux à la concurrence qui nous rapprocherait de ce que l’on observe en Allemagne.
Article paru dans Le Journal de l'Economie le 22 décembre 2022.
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