Nous traversons une période de défiance publique à l'égard de l’expertise académique, déclare Jean Tirole, président de TSE. Dans ces extraits de son livre « Économie du bien commun », il soutient que les économistes ont la responsabilité collective de poursuivre leurs efforts de participation aux affaires publiques. Comme le suggère la recherche dans cette édition spéciale, les possibilités pour les économistes d’améliorer la politique publique sont plus vastes que jamais.
Le contrat implicite entre le citoyen-contribuable et le chercheur en place depuis 50 ans est de plus en plus souvent mis à l’épreuve. La défiance publique à l’égard de l’expertise universitaire, en particulier dans les domaines concrets tels que l'économie, la médecine, la théorie de l’évolution, les sciences du climat ou la biologie, a été exacerbée par les erreurs de la communauté scientifique, avec par exemple le non-retrait de médicaments dangereux du marché, ou des fraudes scientifiques impliquant des données inexistantes ou falsifiées. Les économistes ont quant à eux été accusés de ne pas avoir prédit la crise financière de 2008.
Face à ces critiques, la communauté universitaire ne devrait pas s’isoler massivement dans sa « tour d’ivoire ». Tandis que certains grands chercheurs n’ont pas l'envie ou les capacités pour participer à la vie publique, d'autres sont bien équipés pour répondre au besoin de voir des experts indépendants s'impliquer dans la société et contribuer aux débats dans les organes de décision et dans les médias.
L’économiste modeste
Faire avancer le savoir relève du devoir de tout chercheur. Dans de nombreux domaines (mathématiques, physique des particules, origines de l’univers), nous devrions un peu moins nous préoccuper de l’application du savoir, et davantage de la découverte de la vérité. Les applications viendront plus tard, souvent de façon inattendue. La recherche guidée uniquement par la soif de connaissance, aussi abstraite soit-elle, est indispensable, même dans les disciplines naturellement proches des applications concrètes. Les chercheurs doivent cependant collaborer pour créer un monde meilleur, ils ne peuvent donc pas refuser, par principe, de s’intéresser aux affaires publiques.
Les économistes doivent par exemple contribuer à l’amélioration des réglementations sectorielles, financières, bancaires et environnementales, ainsi que des lois sur la concurrence ; à l’amélioration de nos politiques monétaires et fiscales ; à la réflexion sur l'organisation de l’Europe ; à la compréhension des mesures pour vaincre la pauvreté dans les pays en développement ; à l’amélioration de l’efficacité et de l’équité des politiques en matière d'éducation et de santé ; à l’anticipation du développement des inégalités (et à la détermination de solutions pour y remédier) ; etc. Ils doivent aussi prendre part aux audiences gouvernementales, interagir avec l’administration et siéger à des commissions techniques.
Les chercheurs ont une obligation vis-à-vis de la société, qui est de prendre position sur des questions auxquelles ils peuvent répondre de par leurs compétences professionnelles. Pour les chercheurs en économie, comme dans toutes les autres disciplines, cela s’avère risqué. Certains domaines ont été approfondis, d'autres très peu. Le savoir évolue, et ce que nous pensons vrai aujourd'hui peut être réévalué demain.
Pour terminer, même s'il existe un consensus professionnel, celui-ci n’est jamais total. Finalement, un chercheur en économie peut, tout au plus, déclarer qu'une option est meilleure qu’une autre dans l’état actuel des connaissances. De façon similaire, un climatologue peut signaler des zones d’incertitude concernant l'ampleur et les causes du réchauffement climatique, mais peut aussi présenter des scénarios probables étant donné l’état actuel des connaissances. Un professeur de médecine peut de même donner une opinion sur la meilleure façon de traiter un type de cancer ou de maladie dégénérative. Les chercheurs doivent donc maintenir un équilibre délicat entre l’indispensable modestie et la détermination pour convaincre les autres à la fois de l’utilité et des limites du savoir qu'ils ont acquis. Ce n’est pas toujours facile, car certaines certitudes peuvent être plus faciles à croire.
De l’idée vers la politique
Keynes décrit l'influence des économistes de cette façon : « Les hommes d’action qui se croient parfaitement affranchis des influences doctrinales sont d’ordinaire les esclaves de quelque économiste passé. » Cette vision n’est pas totalement en décalage avec la réalité. Quel que soit leur domaine de recherche, les chercheurs peuvent influencer le débat sur la politique économique et les choix des entreprises de deux façons.
La première façon consiste à s’impliquer. Ceux qui ont de l’énergie à revendre y parviennent, mais il est rare qu’un chercheur puisse à la fois poursuivre ses recherches et participer activement au débat public.
La deuxième façon est indirecte : les économistes employés par des organisations internationales, des ministères ou des entreprises lisent le travail des universitaires et le mettent à profit. Parfois, ce travail est un article technique publié dans un journal professionnel, parfois c’est une version destinée au grand public.
La nature technique des débats microéconomiques sur la politique concurrentielle, la réglementation prudentielle des banques ou la réglementation des industries de réseaux (télécommunications, ferroviaire, électricité, services postaux) ne doit pas être un obstacle à l’utilisation de ces recherches pour les décisions en matière de politiques. En réalité, le pouvoir décisionnaire dans ces domaines est souvent confié à des autorités indépendantes telles que l’autorité de la concurrence, la banque centrale ou toute autre autorité sectorielle. Ces autorités sont beaucoup moins contraintes politiquement dans leurs choix que les ministères et peuvent plus facilement prendre en compte les connaissances techniques et économiques dans leurs décisions. Depuis le dur constat de Keynes, le passage de l’idée à l’action s’est accéléré.
Extrait du TSE Mag #18 Hiver 2018