Interview accordée par Christian Gollier au magazine L'Opinion le 17 janvier 2022
Christian Gollier: «On choisit des politiques climatiques chères et inefficaces. alors qu'il en existe d'autres beaucoup moins attentatoires au pouvoir d'achat qui sont ignorées»
Ni techno-optimiste béat, ni pessimiste depressif, Christian Gollier, cofondateur de la Toulouse school of economics, est prudent. Son objectif est d'optimiser le bien-etre des générations présentes et futures, dans un contexte de grande incertitude.
Faut-il limiter l'impact de la hausse des prix de !'essence et de l'électricité sur le pouvoir d'achat des Français?
La simultanéite des hausses des prix du gaz et du pétrole, ainsi que celle du prix du carbone sur le marche européen du CO2 est ennuyeuse. Mais l'expérience du choc pétrolier des années 1970 a démontré qu'on ne peut pas faire grand-chose. Soit le consommateur paye son essence plus cher, soit l'Etat le subventionne avec l'argent du contribuable. In fine, c'est toujours le citoyen qui paye. Si les pays occidentaux étaient crédibles sur leur promesse de réduire leurs émissions de CO2, la demande des énergies fossiles aurait vocation à disparaitre a l'horizon 2050. Alors les pays riches en pétrole devraient se battre pour écouler ce qui n'aura theoriquement plus de valeur dans trente ans. Cela devrait faire grimper l'offre, et donc faire baisser les cours. C'est ce que les économistes qualifient de paradoxe vert : si vous êtes crédibles dans la transition écologique, la baisse anticipée de la demande pour les énergies carbonées va pousser les pays producteurs à écouler rapidement leur stock avant que le robinet ne se ferme. L'ambition climatique affichée fait monter les emissions! La flambée actuelle des cours est donc sans doute temporaire, sauf à imaginer une cartellisation des producteurs de gaz par exemple, les Russes et les Algériens se mettant d'accord pour réduire leur offre à l'Europe.
Cette hausse des prix n'est-elle pas le meilleur moyen de nous rappeler que la transition écologique aura un coût?
Des économistes nord-europeens estiment que pour résoudre le problème du changement climatique, il suffirait de recréer un cartel des producteurs d'énergie fossiles. Et de les laisser imposer un prix de monopole a leurs produits, le plus élevé possible, pour décourager la consommation. C'est la politique de l'offre. Selon moi, c'est une très mauvaise idée. Je lui préfère la politique de la demande, via la mise en place d'une taxe carbone qui majore le prix des produits charges en Co2 et qui réduit la demande. Cela permet de créer une réserve fiscale pour les pays consommateurs d'energie plutôt que d'enrichir les oligarques msses et les cheikhs du Proche-Orient. Le résultat est le même en termes d'emissions, mais le chemin pour y parvenir est três différent.
Serait-il possible de décarbonner en même temps les transports et le résidentiel avec de l'électricité?
C'est indispensable. On pourra peut-être compter sur l'hydrogène et le biocarburant. Mais si on veut massivement produire du bio-fuel, où va-t-on cultiver les céréales destinées à la consommation, sans faire flamber les cours au risque de provoquer des émeutes de la faim? L'essentiel de la transition dans ces secteurs reposera donc sur l'électricité. Aujourd'hui, 30% des émissions de CO2 en France sont le fait de la mobilité, qui a plutôt accru ses émissions ces vingt dernières années contrairement à d'autres secteurs. II faut s'atteler a ce problème avec la voiture électrique. Or le moteur thermique reste globalement moins cher aujourd'hui par kilomètre parcouru. Pour le pouvoir d'achat du consommateur, le véhicule électrique reste un sacrifice net. L'analyse coût-bénéfice - financier et sociétal - fait qu'il n'est pas encore socialement désirable d'imposer la voiture propre aux Français.
Vous estimez qu'on manque de rationalité sur ces sujets ...
Totalement ! On choisit des politiques climatiques chères et inefficaces, alors qu'il en existe d'autres beaucoup moins attentatoires au pouvoir d'achat, mais qui sont ignorées. On l'a vu dans plusieurs propositions de la convention citoyenne sur le climat. Prenons celle qui demandait de réduire de 130 à 110km/h la vitesse maximum sur autoroute. Le Conseil général du développement durable a calculé que cette mesure avait un coût considérable en termes de bien-être, en chiffrant à 10 euros le coût social de l'heure perdue sur les trajets en voiture. Face à cela, le bénéfice en vies gagnées, même en tenant compte du bénéfice écologique, était insuffisant, l'accidentalité sur les autoroutes françaises étant particulièrement faible. Par contre, le passage de 90 à 80 km/h dégage plus de bénéfices sociétaux car la mortalité est plus élevée sur les routes nationales et départementales. Heureusement que nous avons en France des services qui mesurent l'impact et la valeur de l'action publique, du point de vue de l'intérêt général, pour faire une recommandation politique.
Le nucléaire est-il indispensable pour atteindre le «net zéro» émission de carbone en 2050?
Le nucléaire émet moins de 10 grammes de CO2 par kWh, contre 980 grammes pour le charbon. En sortir est très compliqué si l'on veut atteindre le «net zéro». Dans son dernier rapport, RTE dit que ce n'est pas possible. Dans les scénarios 100% renouvelables, il y a un énorme problème de stockage d'électricité. Tant qu'on n'aura pas fait sauter ce verrou technologique, on ne peut pas envisager d'abandonner l'atome alors que le monde de 2050 sera tout électrique.
Si on n'y arrive pas, va-t-il falloir imposer des restrictions?
Dans la Strategie nationale bas carbone, la consommation d'énergie doit être réduite de moitié d'ici à 2050. Jusqu'ici nous avons construit notre croissance sur l'énergie pas chère et facile à extraire. Pour passer de 1800 TWh à 1000 TWh, il va falloir faire de gros efforts. Ce qui ne se traduira pas forcement par des pertes de pouvoir d'achat mais par des pertes de bien-être. Dire à ceux qui se sentent bien chez eux avec une température de 22° que tout le monde doit passer a 19°, interdire de regarder des videos haute definition ou Netflix, ces mesures ont un très faible degré d'acceptabilité sociale.
Vous ne prônez donc pas la décroissance? Je suis décroissant pour les consommations carbonées. Est-ce que le bénéfice sociétal d'une baisse forcée du thermostat est supérieur à la perte de bien-être? Cela dépend des individus. II me semble impossible d'imposer cela à tout le monde. La solution, c'est le prix du carbone. C'est la totale liberté: si vous continuez à vous chauffer au fuel, vous savez que vous causez un dommage à l'environnement; vous pouvez continuer mais vous devrez payer le prix du carbone, celui correspondant au dommage que votre comportement engendre. Un petit père du peuple omnipotent et omniscient qui déciderait de tout pour tout le monde, ce n'est pas efficace parce que cela ne tient pas compte des contextes et des aspirations individuelles. Alors qu'avec l'incitation donnée par le prix du carbone, on aligne la myriade d'intérêts individuels sur l'intérêt général.
Comment jugez-vous le marché du carbone aujourd'hui? Le prix de la tonne de carbone en Europe est de 80 euros, mais seulement pour l'électricité et l'industrie, le système ne couvre ni le résidentiel ni la mobilité. La chose la plus importante dans le Pacte vert européen, c'est la proposition de l'étendre à ces deux secteurs. Nous avons déjà bien progressé. En 2013, le prix de la tonne de carbone était de 5 euros. C'est très bien qu'il soit à 80 euros, parce que cela rend très compétitif les énergies renouvelables par rapport aux énergies fossiles. En général, le prix de marché du kWh est égal au coût de production des centrales au charbon allemand, qui est lui-meme dépendant du prix des permis d'émission que ces centrales doivent acquérir. Cela implique que les consommateurs français paient un prix du carbone dans leur facture d'électricité bien que l'électricité française soit essentiellement décarbonée ! C'est la conséquence des interconnexions électriques transfrontières. Cette dépendance permet d'aller chercher en Europe les sources d'électricité les moins onéreuses à tout instant. Ce serait une mauvaise idée de produire des kWh au charbon en Allemagne alors que la France ou la Belgique dispose d'un excédent de production eolien ou nucléaire ! Tout le monde gagne a une bonne allocation du systeme de production de l'électricité. Si les meilleures stratégies sont mises en place, si toute l'économie est décarbonée en 2050, certains modèles suggérent que I'énergie devrait coûter seulement 20 % plus cher: sur trente ans, ce n'est pas la mer à boire. Il y a des incertitudes sur le coût de production d'une électricité complètement décarbonée à l'avenir. Si je fixe le prix optimal de la tonne de CO2 à 150 euros, c'est sur cette base.
Article paru dans L'Opinion le 17 janvier 2022 (site de l'Opinion)