À quel niveau de risque est-il acceptable de sacrifier des activités économiques, et donc de supporter le coût qui en découle en échange d'un bénéfice hypothétique (obtenu si le risque se matérialise) ? Le confinement aurait-il dû être appliqué plus tôt ? Aurait-il fallu financer davantage de ventilateurs ? Examiner ces questions à la lumière des informations dont nous disposons aujourd'hui sur la réalité du risque sanitaire sera moins important, une fois la crise passée, que de se demander quelles règles nous voulons mettre en place pour gérer les risques et les sources de vulnérabilité.
"Nous ne votons jamais, que ce soit directement ou indirectement par le biais de références dans un programme électoral, pour des solutions de gestion des risques." Pourtant, il existe de nombreuses questions cruciales, comme la situation actuelle nous le rappelle. Bien qu'il y ait parfois des débats sur le principe de précaution, ils sont relativement rares. Lors des débats sur la réforme des pensions, très peu de questions ont été posées sur les incertitudes concernant les changements futurs du marché du travail.
Par exemple, comment pouvons-nous arbitrer entre l'objectif de rationalisation des dépenses hospitalières et le maintien d'une réserve suffisante pour faire face à des risques suffisamment probables ou suffisamment importants ? Comment définir ce qui semble "suffisant" ? Nous ne pouvons pas nous préparer à toutes les éventualités, ce serait extrêmement coûteux. Mais nous pouvons essayer de décider collectivement de ce qui constitue un risque acceptable (en termes d'ampleur ou de probabilité d'occurrence).
De même, nos économies sont vulnérables à certaines sources d'approvisionnement extérieures. Dans la perspective de la crise actuelle, de nombreux débats en France et aux États-Unis ont porté sur le protectionnisme économique (dont de nombreux économistes s'accordent à dénoncer les effets négatifs). Mais la question du maintien d'un niveau minimum d'activité locale dans certains secteurs et de la production de produits essentiels, pour faire face à un arrêt des transport internationaux, n'a pas été soulevée. La crise actuelle met en évidence nos vulnérabilités en termes de commerce international, et dans bien d'autres domaines.
Les économistes, depuis Frank Knight en 1921, font la distinction entre le risque et l'incertitude pure, une notion liée à l'ambiguïté. Le risque est une incertitude probabiliste : nous savons qu'il y a 60 % de chances que le temps de demain soit bon à un endroit. L'incertitude pure est une situation dans laquelle nous ne connaissons pas bien les probabilités : soit nous n'avons pas de système de référence qui nous permette d'élaborer des probabilités de risque (comme une situation très nouvelle, ou le temps qu'il fera sur une planète lointaine) ; soit nous sommes confrontés à plusieurs scénarios possibles (comme c'est souvent le cas avec le réchauffement climatique) ; soit nous avons une idée des probabilités mais peu de confiance dans leur valeur (nous savons que nous pouvons nous tromper, mais nous n'avons pas de scénario alternatif). L'avis des experts est essentiel pour réduire les incertitudes mais ne suffit souvent pas à les éliminer.
Face à l'incertitude, les individus peuvent avoir des préférences différentes. L'une des préférences possibles est de choisir l'action qui serait la meilleure dans le pire des cas. Il s'agit d'un pessimisme extrême, qui est évidemment coûteux puisqu'il peut conduire à l'adoption de mesures qui ne seraient appropriées que pour la réalisation d'un scénario improbable (c'est le problème avec le principe de précaution). D'autres préférences semblent plus réalistes. Les décideurs n'ont actuellement pas les moyens d'évaluer ce que le public veut ou acceptera, compte tenu des informations disponibles auprès des experts sur les différentes crises sanitaires, sociales, environnementales et terroristes auxquelles nous pourrions être confrontés à l'avenir.
Nous aurons besoin d'avoir un débat public, en temps utile, afin que notre préférence collective puisse se dégager sur la gestion des incertitudes et des vulnérabilités par nos gouvernements. Cela contribuerait également à éviter que ces autorités publiques ne soient automatiquement tenues pour responsables, soit d'un retard dans la gestion d'une crise, soit de précautions excessives.
TSE Mag #20: Printemps 2020