Si le financement de la transition énergétique devient de plus en plus urgent, compte tenu de l’impact grandissant du réchauffement climatique, il est cependant nécessaire d’orienter davantage les capitaux internationaux vers des investissements favorables au bien-être collectif, en particulier dans la prise en compte des impacts environnementaux des investissements privés. Ces problématiques capitales pour l’avenir de la planète et des générations futures sont largement abordées dans les travaux de recherche de Christian Gollier, directeur de la Toulouse School of Economics (TSE). Dans son dernier ouvrage, Ethical Asset Valuation and the Good Society (Columbia University Press, paru en octobre 2017), il développe une approche scientifique atypique pour évaluer les décisions d’épargne et d’investissement, afin qu’elles soient au service de l’intérêt général. Dans cet entretien, il revient sur les principales recommandations qui découlent de ses travaux.
ILB : Dans votre essai paru en 2017, vous proposez une méthode à contre-courant de la théorie économique classique pour orienter les investissements dans des actifs à long terme conférant des bénéfices sociaux pour les générations futures. Quel est le point de départ de votre travail ?
Christian Gollier : La finance a été très critiquée, ces dernières années, pour être la source de nombreux dysfonctionnements dont l’illustration la plus sévère a été la crise financière de 2008-2012. J’ai voulu émettre des réflexions, notamment à destination des investisseurs socialement responsables, pour à la fois mettre ces critiques en perspective et proposer une vision éthique de penser l’allocation du capital dans l’économie. Pour reprendre les choses à leur base, il faut rappeler que les entreprises ne font pas que des profits et ne font pas qu’employer de la main-d’œuvre, elles génèrent également des externalités à la fois positives et négatives qui sont communément appelées des performances extra-financières. Or, celles-ci devraient être prises en compte du point de vue de l’intérêt général dans les problématiques de valorisation des actifs, d’allocations de portefeuilles et d’investissements réels dans l’économie. Une des difficultés majeures de nos économies, depuis deux siècles, est l’allocation efficace du capital dans l’économie. Jusqu’ici, les marchés financiers ont été la meilleure réponse à cette question, mais elle n’est pas parfaite en termes d’efficacité et de compatibilité avec l’intérêt général.
Quelles sont les sources d’inefficience des marchés aujourd’hui ?
CG : L’enjeu du changement climatique est crucial. Les entreprises n’ont pas d’incitation à réduire leurs émissions de carbone, même s’il y a eu quelques tentatives dans le monde. Je pense au marché européen des permis d’émission de carbone qui est le système le plus abouti. Hélas, pour plusieurs raisons, à la fois politiques et économiques, le prix des quo- tas de carbone reste actuellement trop faible pour que les entreprises intègrent vraiment les dommages climatiques qu’implique l’utilisation d’énergies fossiles dans leurs décisions d’investissement et dans leurs choix technologiques.
Quelles seraient les solutions pour résoudre la problématique des externalités négatives causées par les entreprises ?
CG : Comme une majorité des économistes académiques à travers le monde, je pense que les États devraient renforcer leur politique de lutte contre le changement climatique en imposant un prix du carbone plus élevé que celui qui prévaut aujourd’hui sur les marchés des permis d’émission. Une autre alternative serait que les entreprises, par le biais d’incitations venant des marchés financiers, intègrent elles-mêmes un prix du carbone et leurs performances écologiques dans leurs choix d’investissement, afin qu’elles prennent les décisions les plus intelligentes. Dans ce registre, le marché des fonds d’investissement socialement responsable (ISR) tente de le faire. Dans mon ouvrage, j’essaie justement de partager des principes fondateurs conduisant à une méthodologie transparente pour évaluer les choix d’investissement avec une approche socialement responsable, car les marchés financiers peuvent jouer un rôle dans la lutte contre le changement climatique.
Quels sont les principes et la méthodologie à privilégier pour que les investisseurs d’entreprises adoptent une vision plus socialement responsable ?
CG : Je propose d’identifier les différentes sources de performances non financières comme la sécurité au travail ou encore la réduction des inégalités, en plus des différentes émissions de polluants. Mon discours auprès des fonds ISR est de les sensibiliser à intégrer, en plus de la simple rentabilité financière, un prix du carbone et des externalités négatives dans leurs évaluations d’investissement et leurs allocations de portefeuilles. Par exemple, aujourd’hui, les entreprises sont obligées de publier leurs émissions de carbone dans leurs rapports annuels. Les fonds ISR devraient ainsi regarder les émissions des entreprises et les multiplier par le prix du carbone pour réintégrer ce coût dans leurs évaluations. Ils devraient également adopter le même procédé pour les autres externalités négatives et même pour les externalités positives comme le bien-être au sein de l’entreprise, l’augmentation des salaires des employés les moins bien rémunérés (par exemple parce que délocalisés), qui permet de réduire les inégalités dans le monde.
Pour simplifier, cela revient un peu à un système de bonus/malus.
CG : Exactement, comme c’est le cas pour le marché de l’assurance automobile. Il y a des entreprises qui émettent plus que d’autres. En général, les fonds ISR adoptent une vision « Best-in-class », sans quantifier vraiment les émissions, mais plutôt en faisant des comparai- sons relatives entre entreprises plus ou moins socialement responsables.
Que proposez-vous donc pour les évaluations des entreprises par les fonds ISR ?
CG : Mon approche va beaucoup plus loin que la simple vision « Best-in-class » : utilisons les techniques quantitatives de la finance, notamment le modèle de Markowitz, sur des données de profitabilité de dividendes par action, qui inclut les performances non-financières valorisées éthiquement sous un filtre ISR. Il n’est pas problématique que des fonds ISR affichent des valeurs différentes pour les externalités positives et négatives, car il est important que les épargnants puissent choisir en fonction de leurs propres préférences éthiques. Cela permettrait aussi de rendre les fonds ISR plus transparents, et donc plus attractifs.
Selon votre approche, chaque fonds ISR déciderait des valeurs à donner aux externalités.
CG : Il ne s’agit pas de donner des valeurs de manière arbitraire. Si je prends l’exemple du prix du carbone, un fonds ISR pourrait décider de l’estimer à 100 euros la tonne. Est-ce suffi- samment éthique ou pas ? De nombreux économistes travaillent sur ce sujet, notamment au sein du GIEC (Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat) et ont des éléments à apporter. Pour les économistes, l’idéal serait de valoriser la tonne de carbone au coût/ dommage marginal qu’elle génère, même si le débat concernant son niveau n’est pas tranché. Je pense que le dommage d’une tonne de carbone devrait être estimé autour des 50 euros, même s’il n’existe pas de consensus parmi les scientifiques sur ce sujet. Au final, les fonds ISR devraient s’adresser à des économistes de l’environnement pour estimer le coût du carbone pour la société.
En l’absence de consensus international sur le prix du carbone, n’est-il pas difficile d’appliquer votre approche ?
CG : Il est vrai qu’il y a une incertitude scientifique résiduelle sur l’intensité des dommages climatiques causée par les rejets du carbone et il faudra encore quelques décennies pour l’évaluer de manière certaine Toutefois, ce n’est pas parce qu’il y a de l’incertitude qu’il faut s’empêcher d’agir, de prendre des décisions, surtout que nous vivons tous dans une forme d’incertitude, et que nous prenons quand même des décisions ! L’incertitude ne doit pas être une justification d’inaction, au contraire, il faut intégrer le risque dans nos décisions. Or, les financiers le font depuis des décennies, pourquoi ne le ferions-nous pas sur le changement climatique ?
Parmi les autres inefficiences des marchés financiers, peut-on mentionner leur caractère court-termiste ?
CG : Cette question doit être abordée d’une autre façon. Une entreprise peut être incitée à être potentiellement court-termiste, car le capital coûte cher sur les marchés financiers. Or, plus le coût de mobilisation du capital est élevé et plus l’entreprise cherchera à s’en extraire le plus rapidement possible pour ne pas pénaliser sa rentabilité. Dans ce cas-là, l’entreprise est poussée à être court-termiste. Le coût du capital représente ainsi la rentabilité exigée par les investisseurs, qui est une combinaison des taux d’intérêt auxquels l’entreprise emprunte et du taux de rendement des actions qu’elle a émises.
Pour voir si les marchés financiers poussent une entreprise à être court-termiste, il faut analyser, historiquement, les taux d’intérêt auxquels elle a emprunté. Ce sont ces taux qui détermineront ses choix d’investissement et ils s’apparentent à un taux d’actualisation déterminé par les marchés financiers. Au XXe siècle, les entreprises peu risquées, qui ont pu financer leur capital à un taux d’intérêt proche de celui des obligations d’État, ont, en fait, emprunté à des taux d’intérêt réels très faibles. Ils étaient même beaucoup plus faibles que ce qu’indiquaient les modèles de la finance classique autour des 4 %, alors que les taux d’intérêt réels aux États-Unis se situaient plutôt à 1 % et ils étaient même négatifs en France, en raison de la forte inflation.
En réalité, les marchés financiers ont été long-termistes avec ces entreprises peu risquées. Cela signifie que les ménages ont beaucoup épargné pour les financer, ce qui a alimenté la forte croissance du siècle dernier et notre bien-être actuel, alors qu’ils avaient un niveau de revenu 5 à 10 fois inférieur au nôtre. En revanche, pour les entreprises très risquées, qui ont investi dans les nouvelles technologies de l’époque et fait beaucoup de recherche et développement, les marchés financiers ont exigé des taux de rentabilité beaucoup plus élevés avec une forte prime de risque. Cela a contribué à inhiber leur prise de risque à long terme, ce qui n’est pas très bon pour la croissance et l’innovation.
Si les générations anciennes étaient long-termistes sur le plan de l’épargne, que peut-on dire de notre génération actuelle et des conséquences pour les générations futures ?
CG : Ce que la théorie de la finance moderne nous dit, c’est que les marchés financiers génèrent des taux d’intérêt qui sont trop faibles et des primes de risque qui sont trop élevées. En clair, les marchés financiers incitent trop les entrepreneurs à la prudence, alors que les ménages peuvent contrôler leurs risques dans de larges portefeuilles diversifiés.
Revenons-en à l’évaluation des investissements à long terme, dont les bénéfices sociaux nets futurs sont actualisés pour mesurer leur création de valeur pour la société. À combien devrait s’élever ce taux d’actualisation ?
CG : Les incertitudes très importantes qui pré- valent dans le très long terme justifient de réaliser aujourd’hui des sacrifices importants pour les générations futures. Dès lors, il est préférable d’appliquer un taux d’actualisation faible, voire nul, pour les investissements peu risqués à long terme (au-delà de 4 décennies), afin d’inciter les États et les entreprises à les réaliser. Toutefois, pour les investissements à 20 ou 30 ans, je recommande un taux d’actualisation réel autour de 2 %. En effet, dans un monde en croissance comme le nôtre, les générations futures seront plus riches que la nôtre. Or, épargner aujourd’hui revient à transférer du pouvoir d’achat aux générations futures, ce qui augmente les inégalités intergénérationnelles. Cela peut paraître choquant de prime abord, mais il faut rappeler que, même si la France est en crise économique depuis 40 ans, son PIB réel s’est largement accru sur la même période !
Pour conclure, quelles sont vos recommandations prioritaires pour réduire l’impact actuel du changement climatique sur les générations futures et favoriser ainsi des investissements vertueux ?
CG : La solution de premier rang serait que les États s’accordent sur un prix universel du carbone dans le monde. Mais cela va être très difficile, voire impossible, à mettre en œuvre compte tenu des égoïsmes nationaux, notamment l’« America First ». Comme je l’ai évoqué précédemment, l’alternative de repli serait que les marchés financiers mettent en place des mécanismes d’évaluation de leurs projets ou décisions d’investissement à destination des États, des entreprises et des entrepreneurs, qui intègrent un prix du carbone à un niveau compatible avec l’intérêt général. À ce titre, le développement des fonds ISR est une voie intéressante pour y parvenir, encore faut-il que les épargnants soient suffisamment motivés pour aller dans cette direction.
Interview accordée à l'Institut Louis Bachelier - Octobre 2018