L’économiste Paul Seabright explique, dans sa chronique au «Monde», que le système de vocalisation des cachalots pourrait leur servir à se défendre efficacement contre les baleiniers.es cachalots face aux pêcheurs.
Chronique. La capacité d’apprentissage social est une compétence que les anthropologues accordent à l’espèce humaine mais dont ils pensaient, jusqu’à récemment, qu’il y avait peu de prototypes chez d’autres espèces. De plus en plus d’exemples sont répertoriés − principalement chez des singes ou chez certains oiseaux − où des individus copient le comportement de leurs aînés ou de leurs pairs.
Une nouvelle espèce est désormais proposée comme modèle de compétence, et ce plus particulièrement dans le domaine d’un comportement protecteur contre les prédations de l’homme. Il s’agit des cachalots, sujet d’un article fascinant paru ce mois-ci dans une revue de biologie (« Adaptation of sperm whales to open-boat whalers : rapid social learning on a large scale ? », Hal Whitehead, Tim D. Smith et Luke Rendell, Biology Letters, mars 2021).
Les auteurs s’appuient sur les archives de baleiniers américains dans l’océan Pacifique Nord au cours du XIXe siècle. Ils en ont extrait un échantillon de 77 749 jours de voyage, dont à peu près 3 % ont donné lieu à des repérages de cachalots. En observant pour chaque repérage si le baleinier a réussi à capturer l’animal, les auteurs constatent une chute rapide du taux de réussite pendant les cinq à dix années qui ont suivi la première exploitation de chaque région de l’océan.
Ils pourraient diffuser leur détresse aux autres
Il semble que les baleiniers sont devenus moins efficaces dans la chasse, ou les cachalots plus efficaces dans la fuite. Mais pourquoi, et comment ? Les auteurs établissent quatre hypothèses alternatives. La première : ce serait des baleiniers moins efficaces qui exploitaient chaque région en suivant avec du retard les premiers, plus entreprenants. Mais en regardant le taux de réussite de ces deux groupes de baleiniers dans d’autres régions du Pacifique, les auteurs ne constatent pas de différence systématique.
Deuxième hypothèse : ce serait les cachalots les plus faibles qui succombent à la chasse en premier, laissant les plus agiles et malins affronter les chasseurs lors des expéditions suivantes. Cette hypothèse ne semble pas capable d’expliquer une chute aussi brutale du taux de réussite, au vu de la proportion typique de cachalots immatures ou âgés dans la population.
Troisième hypothèse : les cachalots apprennent d’une première rencontre avec des baleiniers comment mieux s’en évader lors de prochaines rencontres. Ceci semble peu susceptible d’expliquer la chute du taux de réussite au vu de la faible proportion de la population totale de cachalots repérée chaque année.
Quatrième hypothèse : il serait possible que les cachalots victimes d’agression par des baleiniers aient pu communiquer avec d’autres individus éloignés par leur système de vocalisations, dont on apprend à apprécier davantage la sophistication. Ce système leur aurait servi à diffuser plus largement leur détresse, ainsi que des conseils aux autres sur comment l’éviter dans des affrontements futurs.
Une méthode différente face aux orques
Les cachalots avaient déjà acquis une méthode pour se protéger contre les orques, consistant à se mettre en cercle défensif afin de coordonner le déploiement de leurs queues contre les museaux des prédateurs. Cette méthode aurait été catastrophique contre les baleiniers, rendant les cachalots encore plus vulnérables à leurs harpons. Il aurait donc suffi que les cachalots apprennent à réagir différemment face aux baleiniers et aux orques pour que le taux de réussite des premiers baisse aussi rapidement.
Les évidences mises en avant par les chercheurs sont loin d’être une preuve définitive de l’apprentissage social de méthodes de défense par cette espèce de cétacés. Même si on écarte les doutes sur la fiabilité des données, la baisse du taux de réussite pourrait être le résultat d’une combinaison entre l’apprentissage individuel, la baisse d’efficacité des baleiniers dans le temps et l’élimination d’individus moins agiles. Reste qu’aucun de ces trois mécanismes n’est capable d’expliquer la totalité de la chute. A n’en pas douter, ces chiffres inspireront sûrement d’autres études sur le contenu de ce langage si mystérieux.
Publié dans Le Monde le 31 mars 2021
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