L’industrie financière doit s’engager à prévenir la menace d’une prochaine grande crise écologique et sociale

29 Janvier 2019 Finance

Article publié par une quarantaine d'économistes et scientifiques dont Stéphane Villeneuve, professeur de mathématiques à TSE.

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La finance a désormais pris conscience de l’intérêt d’intégrer les enjeux environnementaux et sociaux, que ce soit pour améliorer ses processus de gestion des risques ou tout simplement pour se reconnecter à l’économie réelle et à ses parties prenantes. La recherche en finance n’est toutefois pas à la hauteur des défis de la transition vers une économie verte et durable. Au sein des autres industries « à risques » comme l’aéronautique, la cryptographie, l’industrie électrique – notamment nucléaire –, on s’assure que les modèles reviennent régulièrement au stand de la recherche et développement pour faire les réglages nécessaires, éliminer les bugs critiques et alimenter les moteurs de l’innovation. En finance, en revanche, où les chercheurs n’ont pas accès aux données et où les ingénieurs sont soumis à la pression, aux échéances et aux règles de confidentialité du marché, les nouveaux risques sont pris en compte au rythme des crises successives qui envoient notre économie dans le mur.
Les problèmes de la finance verte et durable sont bien plus complexes que ceux de la finance de marché ; ses enjeux sont plus critiques et le champ d’étude est aussi vaste que multidisciplinaire. Il s’agit des risques climatiques que tentent d’atténuer les négociations internationales de la COP, mais aussi environnementaux, sociaux ou comportementaux dont la nature systémique fait des marchés des accélérateurs de crises. Il faut s’assurer que les progrès de la connaissance scientifique, comme les travaux du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC), qui ne cessent de nous alerter sur ces risques émergents, soient réellement pris en compte en passant à la vitesse supérieure dans l’implication des chercheurs et la transparence de l’industrie financière.

Allouer des moyens à la hauteur des défis


La finance durable définit un système censé contribuer à un développement économique harmonieux de ses dimensions environnementales, sociales et de gouvernance, sans qu’aucun de ses trois piliers néglige les autres. Elle doit nécessairement s’appuyer sur une recherche transdisciplinaire à laquelle il est urgent d’allouer des ressources publiques et privées à la hauteur des défis auxquels fait face notre civilisation. La course contre la montre du financement de la transition vers une économie bas carbone, acceptée et facilitée par le plus grand nombre, appelle un changement d’échelle dans les moyens affectés à la recherche, seul susceptible de produire des innovations de rupture.

L’industrie financière doit renouer un dialogue étroit avec la communauté académique et mettre en place les initiatives de recherche dans une nouvelle dynamique de transparence sur les modèles et les données qu’elle utilise. Il faut éviter le placage de modèles sur une réalité qu’elle ignore et être à la hauteur des engagements de ses dirigeants. La puissance publique doit également jouer son rôle et favoriser la création d’une banque de données vertes et durables afin de permettre aux entreprises de partager en confiance leurs données – leur matière première –, aux chercheurs d’accéder à des informations fiables et normalisées pour tester leurs idées, aux régulateurs d’avoir des indicateurs pertinents du niveau des risques pris par l’industrie financière, et aux pouvoirs publics de quantifier l’impact des politiques de transition énergétique.

Créer un observatoire de la finance verte

Ce n’est pas tout : une collaboration interdisciplinaire doit se structurer autour de laboratoires d’un nouveau type pour assurer le leadership des acteurs français de la finance verte et durable. Nous soutenons la création d’un observatoire de la finance verte autour des initiatives des acteurs de la place financière pour coordonner l’ensemble de leurs travaux et répondre aux attentes que fondent la société et les gouvernements dans une industrie financière engagée à prévenir la menace d’une prochaine grande crise écologique et sociale.
La vigilance et la critique ne suffisent pas : la communauté académique doit contribuer à stimuler l’intégration de modèles dans les savoirs opérationnels des salles des marchés et à produire les outils et les données indispensables à une transformation durable de la finance. Sa première fonction sociale est d’informer les acteurs économiques de l’état de l’art de la recherche, et des incertitudes qui pèsent sur toute tentative de produire un scénario à très long terme. Par ailleurs, la recherche fait face à une demande légitime d’outils opérationnels utilisables par les praticiens. La priorité est de trouver des critères mesurant l’impact environnemental et social d’une entreprise ou d’une transaction financière, et de proposer une nouvelle comptabilité écologique permettant de faire apparaître ces critères dans les bilans.

Vient ensuite le chantier de la construction de scénarios économiques et financiers alignés avec les scénarios climatiques du GIEC. De tels scénarios existent, mais ne sont pas utilisables par l’industrie, car ils n’ont pas le bon degré de détail ; ils visent le très long terme et ignorent presque totalement l’incertitude. Le secteur financier a besoin de scénarios à résolution fine, sur des horizons de temps adaptés aux décisions financières et associés à des outils opérationnels d’analyse en situation d’incertitude. Ce n’est qu’en disposant de ces moyens scientifiques et en engageant tous les acteurs de la recherche au service de la finance verte et durable que les décideurs financiers pourront accompagner la transition écologique de notre économie, en alignant leurs objectifs et leurs flux sur la trajectoire du réchauffement climatique de 2 degrés fixée par l’accord de Paris sur le climat.

Article publié par une quarantaine d'économistes et scientifiques dans le Monde du 29 janvier 2019.