La bonne gouvernance des entreprises cotées, exercée par des conseils d’administration, est cruciale pour définir des stratégies adéquates et favoriser ainsi la création de valeur à long terme. Cependant, pour la littérature académique, l’impact des conseils d’administration échelonnés – dont une partie des membres est renouvelée chaque année – est négatif. Des chercheurs reviennent sur les anciens résultats et offrent un nouveau point de vue sur cette question.
D’après l’article Staggered Boards and Long-Term Firm Value, Revisited, Journal of Financial Economics, Volume 126, 2017, écrit par Martijn Cremers, Lubomir P. Litov et Simone M. Sepe, ainsi qu’un entretien avec ce dernier.
Entre les tentatives d’OPA (offres publiques d’achat), les pressions des fonds d’investissements activistes ou encore les obligations trimestrielles destinées à la communication financière, les dirigeants des entreprises cotées en Bourse doivent faire face à des exigences courtermistes, qui ne sont pas toujours compatibles avec des stratégies de développement et d’investissement à long terme.
C’est dans ce contexte, parfois paradoxal, voire ambigu, que les membres des conseils d’administration exercent leurs fonctions liées à la gouvernance des entreprises. Or, cette dernière fait l’objet de nombreux débats, en particulier dans les pays développés, sur les bonnes pratiques à favoriser par les dirigeants. Certes, des codes de gouvernance imposés par la loi et/ou promus par des syndicats patronaux, ainsi que des associations de dirigeants font régulièrement l’objet de révisions ou de discussions entre les acteurs concernés, mais il n’existe pas de formule standard sur la bonne gouvernance.
Aux États-Unis, par exemple, le droit des sociétés dépend directement des états fédérés, ce qui génère différentes règles du droit des affaires à l’intérieur du pays. Par ailleurs, la plupart de ces règles sont émises par défaut, signifiant que les parties contractantes peuvent les modifier comme elles le veulent, notamment les règles de gouvernance. En clair, la bonne gouvernance est loin de constituer une science exacte.
Les conseils d'administration échelonnés limitent la pression des marchés financiers
Outre-Atlantique, il existe deux types de conseil d’administration différents pour les sociétés cotées: le conseil d’administration unitaire qui comporte des membres élus à la même période, et, le conseil d’administration échelonné qui se divise en deux ou trois groupes d’administrateurs, où un seul est élu chaque année.
« Lorsqu’une entreprise a un conseil d’administration échelonné, il faut au moins deux élections, soit deux ans, pour renouveler plus de 50 % des administrateurs et obtenir ainsi la majorité. Par conséquent, il est plus difficile pour les marchés financiers, incarnés par les actionnaires de faire pression sur les dirigeants pour obtenir de meilleures performances à court terme. Toutefois, certaines études académiques ont conclu que les conseils d’administration échelonnés favorisaient l’enracinement des dirigeants au détriment des intérêts des actionnaires. Ce sujet de recherche est donc très important aux États-Unis, car de nombreuses entreprises ont ce type de gouvernance », affirme Simone Sepe.
Les conseils d'administration échelonnés sont corrélés à de moindres valorisations d'entreprises…
Outre le risque d’enracinement des dirigeants et des administrateurs dans un conseil échelonné, une étude empirique – réalisée en 2005 par Lucian Bebchuk, spécialiste du droit, économiste et professeur à la Harvard Law School – a estimé que les conseils d’administration échelonnés ont tendance à faire baisser la valorisation des entreprises, qui se mesure avec le coefficient Q de Tobin.
« Cet article démontre la corrélation entre les conseils d’administration échelonnés et une moindre valorisation des entreprises, sans en prouver la causalité. Il est vrai que cette structure de gouvernance est associée à des valorisations d’entreprises plus basses. Cela s’explique par le fait que les entreprises moins valorisées ont davantage intérêt à adopter un conseil d’administration échelonné pour réduire leur vulnérabilité face à une tentative de rachat. Dans nos travaux, nous avons souhaité identifier clairement le lien de causalité entre les conseils d’administration échelonnés et la valorisation des entreprises à long terme », souligne Simone Sepe.
… mais de nouveaux résultats démontrent que les conseils d'administration augmentent la valeur des entreprises
Pour comparer l’impact des conseils d’administration unitaires et échelonnés sur la valorisation à long terme des entreprises, les chercheurs ont d’abord collecté des données sur plus de 3 000 entreprises, cotées au S&P 1500, au cours de la période 1978-2015. Ils ont ensuite réalisé plusieurs types de travaux économétriques avant d’obtenir leurs résultats : « Dans nos travaux, la corrélation négative trouvée par Bebchuk n’est pas significative sur le plan statistique. Au contraire, nous avons trouvé un résultat opposé avec un lien de causalité clair : les entreprises ayant des conseils d’administration échelonnés ont de meilleures valorisations à long terme », assure Simone Sepe. Et d’ajouter : « La robustesse de nos résultats a été vérifiée et testée avec plusieurs techniques économétriques. Selon nos travaux, les conseils d’administration échelonnés augmentent la valorisation à long terme des entreprises, mesurée par le coefficient Q de Tobin, de 3,2 % ».
Ce lien de causalité positif trouvé par les chercheurs s’explique par l’hypothèse des liens ou de l’engagement (bonding hypothesis), selon laquelle les administrateurs ne pourraient pas mettre en place une stratégie d’investissement à long terme en étant sous la pression constante des actionnaires et d’un changement total du conseil d’administration. En revanche, un conseil d’administration échelonné favorise l’engagement des administrateurs et des parties prenantes (clients, employés, fournisseurs…) sur le long terme, car il est moins soumis à la pression des actionnaires. « La surveillance des actionnaires est très importante, mais à court terme, environ deux, trois ans, ils ne devraient pas intervenir dans les politiques d’investissement des entreprises », recommande Simone Sepe. Parmi les entreprises, qui ont le plus intérêt à mettre en place cette structure de gouvernance, figurent celles qui ont d’importantes dépenses de recherche & développement (R&D), car ces investissements nécessitent du temps que les actionnaires ne sont pas toujours prêts à accorder.
Enfin, dans leurs travaux, les chercheurs n’ont pas trouvé la preuve que les conseils d’administration échelonnés engendraient un risque d’enracinement des administrateurs et des dirigeants dans l’entreprise. Autant de résultats positifs qui plaident en faveur de ce type de gouvernance dans les entreprises cotées américaines.