Comment l'Europe doit riposter à Donald Trump: les préconisations du prix Nobel d'économie Jean Tirole

18 Avril 2025 Taxation

Pour L'Express, l'économiste détaille la méthode et les pistes possibles pour l'Europe afin de répondre à la guerre commerciale déclenchée par Donald Trump. Finesse et détermination.

La politique commerciale adoptée le 2 avril par les Etats-Unis est fondée sur une hausse significative des droits de douane, atteignant des niveaux inédits depuis le XIXe siècle. Par exemple, les entreprises européennes exportant dans ce pays devront s'acquitter de 20 % de taxes (contre les 4 % payés par les entreprises américaines pour accéder au marché européen). Ces mesures sont justifiées par une volonté affichée par Donald Trump de rétablir une forme de "réciprocité" commerciale. L'objectif de réduction des déficits commerciaux bilatéraux trahit cependant une incompréhension fondamentale du commerce international. Il n'est ni nécessaire, ni souhaitable d'obtenir un équilibre commercial avec chaque partenaire pris isolément. La France, à titre d'illustration, est structurellement déficitaire vis-à-vis de la Chine, de l'Allemagne, de l'Italie ou des Pays-Bas, tout en étant excédentaire avec d'autres, comme les Etats-Unis ou le Royaume-Uni. Ce qui importe du point de vue macroéconomique est le solde commercial global d'un pays, pas sa composition bilatérale. Or les Etats-Unis enregistrent depuis cinquante ans un déficit commercial structurel. Ce déséquilibre reflète une réalité économique plus profonde : le pays consomme davantage qu'il ne produit, ce qui l'oblige à emprunter sur les marchés internationaux et à céder une partie de ses actifs à des créanciers étrangers. En quoi ce choix américain pour la dépense rend les Etats-Unis "vertueux" et l'Europe "injuste" (selon leur président) m'échappe... Droits de douane et appauvrissement généralisé Du point de vue de l'économie, les effets des droits de douane sont bien documentés. D'abord, s'ils pénalisent indéniablement les exportateurs étrangers, les perdants principaux sont en réalité les consommateurs et producteurs nationaux. Une part significative des hausses tarifaires est répercutée sur les prix domestiques, pénalisant au premier chef les consommateurs et les entreprises dépendantes de fournisseurs étrangers. Deuxième point, renforçant le premier : en diminuant la pression concurrentielle exercée par les importations, ces mesures confèrent un pouvoir de marché accru aux monopoles domestiques, qui peuvent alors relever encore plus leurs prix. Une double peine donc pour les consommateurs, américains en l'occurrence, qui paieront nettement plus cher leurs iPhone et leurs Nike. Ensuite, les droits de douane nourrissent les représailles étrangères. Les constructeurs automobiles américains ne souffriront pas seulement de la cherté des intrants auparavant achetés au Canada; ils devront eux-mêmes payer 25 % de droits de douane quand ils exporteront là-bas. Enfin, les droits de douane américains, différenciés selon les pays et les produits, enrichiront une armée de consultants et de cabinets d'audit, qui expliqueront au reste du monde comment les réduire en faisant transiter les marchandises par des pays tiers moins taxés ou en transférant les marges bénéficiaires des produits imposés vers d'autres qui le sont moins ou pas du tout (par exemple les services de publicité). Si les exportateurs diminuent un peu leur facture vis-à-vis de la douane américaine, ces coûts supplémentaires seront de l'argent gaspillé.

Les illusions d'un retour au protectionnisme

Derrière la stratégie tarifaire de Donald Trump se dessine une forme de nostalgie économique. A la fin du XIXe siècle, les droits de douane représentaient plus de la moitié des recettes de l'Etat fédéral américain, à une époque où l'impôt sur le revenu n'existait pas encore. Cette période, marquée par un protectionnisme assumé, sert aujourd'hui de référence implicite à une vision du commerce international centrée sur l'autosuffisance et le repli industriel. Mais l'économie américaine de 2025 n'est plus celle de 1890. Dans un monde ouvert, où les chaînes de valeur sont mondialisées, les droits de douane ne peuvent jouer qu'un rôle marginal dans le financement public : ils représentent désormais à peine 1,5 % du budget fédéral. Au-delà de l'enjeu fiscal, l'administration américaine cherche à encourager l'implantation de certaines activités industrielles, comme l'avait fait Biden et son IRA déjà quelque peu protectionniste. Quelques succès sont mis en avant : Apple, Nvidia ou le taïwanais TSMC ont annoncé des investissements sur le sol américain. Mais la généralisation de ce mouvement reste incertaine. Implanter une usine est coûteux, long, et risqué dans un contexte politique instable : les entreprises hésitent à investir massivement si les droits de douane auxquels elles échapperaient alors peuvent être levés quelques années plus tard. Pour renforcer cette stratégie, Donald Trump propose également de faire baisser le dollar, espérant ainsi améliorer la compétitivité des exportateurs américains. Mais comme les tarifs douaniers, une telle mesure comporte des effets secondaires : elle alimente l'inflation, renchérit les importations - notamment les composants technologiques - et érode le pouvoir d'achat.

Faut-il espérer une mobilisation au sein des Etats-Unis?

Il serait illusoire d'attendre une mobilisation des grandes entreprises américaines contre les orientations protectionnistes de Donald Trump, même si elles sont clairement inquiètes. Comme d'autres pans de la société civile - présidents d'université, dirigeants de cabinets d'avocats ou responsables de certains médias -, beaucoup de patrons choisissent aujourd'hui la prudence, voire le silence. La pression est réelle : l'administration n'hésite pas à mobiliser les leviers de l'appareil d'Etat - justice, droit de la concurrence, attribution des subventions et des crédits fédéraux - pour dissuader toute opposition frontale. Peut-on alors espérer une réaction citoyenne? Malgré les manifestations du 6 avril, elle reste incertaine pour l'instant. Aux Etats-Unis, les mobilisations populaires récentes ont été davantage motivées par des considérations économiques - inflation, coût de la vie, fiscalité - que par des enjeux internationaux (Ukraine) ou environnementaux. A ce stade, c'est donc davantage le portefeuille que le climat ou la géopolitique qui pourrait nourrir un sursaut démocratique. L'inflation, la chute de la bourse (qui pénalise particulièrement les retraités, qui y ont investi leur épargne retraite) et les coupes aveugles dans les services publics nourriront sans doute un ressentiment chez ceux qui ont voté Trump mais ne sont pas des MAGA inconditionnels.

Trois écueils

Tout d'abord, le pire pour l'Europe serait bien sûr de ne rien faire. Le deuxième écueil serait de se présenter en rangs dispersés. Il est vrai que Donald Trump ne cache pas qu'il veut diviser pour mieux régner. La tentation est donc naturelle, voire compréhensible, pour les gouvernements et les entreprises d'aller chercher à Washington leur exemption. Troisième écueil : les partenaires commerciaux des Etats-Unis pourraient être amenés à faire, en échange de l'abrogation de certains droits de douane, des concessions sur des terrains aussi variés que la géopolitique, la politique de concurrence, la régulation des données personnelles ou les sujets de recherche scientifique. Donald Trump a mentionné des achats européens d'hydrocarbures américains; gageons qu'il a à l'esprit des prix majorés, car l'Europe peut déjà les acheter (et d'ailleurs en achète) au prix de marché. De tels scénarios reviendraient à un jeu gagnant-perdant largement favorable à l'administration Trump : tout en levant une mesure - les droits de douane - dont le coût est supporté principalement par les consommateurs américains, elle obtiendrait des avancées sur les fronts idéologique et géopolitique. Ce type de marchandage, en transformant la politique douanière en monnaie d'échange diplomatique, affaiblirait pour longtemps la cohérence des normes internationales.

La prudence est de mise

La tentation de répondre à une hausse des droits de douane par des mesures symétriques est compréhensible sur le plan politique, mais sans y être nécessairement opposé je plaide la prudence. Deux arguments majeurs vont à l'encontre de cette logique de surenchère. Lpremier est historique. L'épisode de 1930 reste une mise en garde puissante : si les droits de douane n'ont pas été la cause première de la Grande Dépression, ils en ont indiscutablement amplifié les effets. Le second est économique. Les premières victimes des représailles commerciales ne seront pas les producteurs américains visés, mais les consommateurs européens. Les droits de douane, comme nous l'avons vu, renchériront les biens importés, réduiront le choix et affaibliront le pouvoir d'achat. Il est des représailles tarifaires comme il en est de toutes les guerres (Covid, Ukraine) : il faut que la population se sente motivée pour accepter un sacrifice dans le court terme contre son bien-être de long terme. Idéalement, si l'on adopte la politique d'un prêté pour un rendu, l'idéal serait de le faire en se focalisant sur les Etats votant républicain. Plus vite dit que fait. L'imposition de la tech toucherait les très profondément démocrates Californie et Massachusetts. L'imposition du pétrole américain pourrait toucher des Etats républicains, mais le pétrole étant un marché mondial, de tels droits de douane auraient peu d'effet (comme ça a été le cas pour le boycott du pétrole russe). La taxation du bourbon, fabriqué au Kentucky, Etat républicain, serait un meilleur exemple, mais elle est plutôt anecdotique (et d'ailleurs aujourd'hui abandonnée). D'autres mesures elles aussi ne se justifient que par la guerre commerciale qui nous est imposée. Nous pourrions par exemple taxer les filiales des multinationales US (Amazon, Tesla, X, Meta, etc.) pour le droit de vendre en Europe. 

Gardons ce qui sert le bien commun

D'autres instruments sont déjà en place ou en projet en Europe. Ces leviers stratégiques ont leur justification même en l'absence de guerre tarifaire, mais ne plaisent pas à l'administration américaine car ils touchent (même si ce n'est pas leur but) à ses intérêts. Le premier levier est le droit de la concurrence, qui cherche à contrôler le pouvoir des monopoles, dont les GAFA. Les régulations de l'intelligence artificielle et de la protection de la vie privée procèdent aussi d'une logique de bien commun, avec un effet induit sur la tech américaine. Dans le même ordre d'idées vient ensuite le Mécanisme d'ajustement carbone aux frontières (MACF), qui introduit une tarification carbone des émissions importées équivalente à celle supportée par les producteurs européens. Ce dispositif, en corrigeant une forme de "dumping climatique", défend à la fois la compétitivité de l'industrie européenne et les objectifs environnementaux globaux. Il est souvent perçu comme une source de friction commerciale, notamment par les Etats-Unis, qui y voient un instrument de protection déguisé. Enfin, un euro numérique, émis par la BCE, pourrait constituer une source d'économies ainsi qu'un pilier majeur de la souveraineté économique européenne. Aujourd'hui, les paiements numériques sont dominés par trois types d'acteurs américains : les réseaux de cartes (Visa, Mastercard), les grandes plateformes technologiques (Apple Pay, PayPal), et les stable coins, c'est-à-dire des monnaies numériques adossées à des actifs stables, en pratique, très largement libellées en dollars. L'introduction d'un euro digital permettrait d'économiser des frais importants (de 1à 3 % des transactions) et de regagner une maîtrise partielle sur les infrastructures financières de demain.

Buy European

Enfin, nous pourrions acheter européen, tout en étant conscients que ça renchérirait le coût de la dépense publique et aussi créerait un risque de perception d'open bar, chacun recherchant la protection contre la concurrence sous le prétexte de participer à la contre-offensive commerciale. Un domaine où cette préférence européenne se justifierait particulièrement est la défense, que nous avons, comme l'innovation, négligée depuis des décennies. Mais l'achat européen ne suffira pas s'il n'est pas accompagné d'une triple exigence :

· Une hausse significative des budgets de défense. Notre sous-investissement chronique limite la crédibilité de l'Europe en matière de sécurité collective. Or, le progrès réalisé par nos pays (en particulier l'Allemagne) depuis l'invasion de l'Ukraine est faible. 

· Une meilleure intégration industrielle et opérationnelle. Le morcellement des systèmes d'armement européens engendre des surcoûts considérables (l'exemple des chars d'assaut est emblématique : on compte 19 modèles différents en Europe, contre un seul aux Etats-Unis). Ce manque de standardisation nuit à l'interopérabilité, accroît la complexité logistique et empêche les économies d'échelle. 

· Un effort soutenu d'innovation. Les conflits contemporains ont montré le rôle croissant des drones, de la guerre électronique et de l'intelligence artificielle dans les équilibres stratégiques.

La supériorité technologique requiert une stratégie d'innovation de rupture dans laquelle, pour de multiples raisons, nous ne sommes malheureusement pas vraiment prêts à investir. A défaut de progresser simultanément sur ces trois dimensions, l'Europe risque de rester dépendante de ses alliés pour sa sécurité, et donc vulnérable sur les plans stratégique, économique et diplomatique.

Quelles perspectives aujourd'hui?

Deux opportunités de résilience s'offrent à nous Européens, pourvu que nous acceptions l'idée que toute résistance a un coût. Le premier scénario passe par une réduction importante des droits de douane américains. Par exemple, des droits uniformes de 10 % diminueraient déjà les incertitudes économiques et permettraient à Donald Trump de proclamer victoire. Bien sûr, ils semblent peu justifiés : aucun pays développé n'atteint des niveaux pareils et l'absence réciproque de droits de douane serait bien préférable. Le second scénario est lié aux élections américaines de mi-mandat (midterms) de novembre 2026, que les républicains perdraient sous le coup de l'inflation, de la chute boursière et du mécontentement devant les coupes aveugles. Mais l'incertitude planant jusque-là serait quand même très coûteuse, pour les Américains comme pour le reste du monde. Espérons en tout cas que la fin de la récré sera bientôt sifflée.

Article paru dans L'Express le 9 avril 2025

Illustration: Photo de syahmi syahir sur Unsplash