Dans une économiede marché, les prix reflètent à la fois les sacrifices que la communauté assume pour mettre les biens à disposition de leurs usagers et la valeur que ceux-ci accordent à ces biens. Si un entrepreneur dispose d'une technologie qui lui permet de vendre un bien à un prix supérieur à la valeur des inputs nécessaires à sa production, son profit sera positif et reflétera la création de valeur sociétale de son activité. Maximiser son profit revient donc à maxinuser le bien commun. Voilà le credo du néolibéralisme que des générations d'économistes d'aprèsguerre ont chanté, où nos chefs d'entreprise apparaissent comme les héros des temps modernes. Un puissant mouvement d'experts du monde de la finance s'est révolté depuis au moins deux décennies pour s'opposer à cette thèse libérale. Cette révolte est justiflée. Quand les entreprises saccagent sans vergogne l'environnement ou quand elles ignorent les dommages sociaux et psychologiques des vagues de licenciement, les profits oublient de refléter ces sacrifices que la communauté subit suite à ces décisions. Les entreprises contribuent au changement climatique, à la perte de biodiversité partout dans le monde et à l'accroissement des inégalités dans certains pays en dévoiement de la méritocratie. Ainsi, la maximisation du profit n'est pas compatible avec la maximisation du bien commun. II faut donc obliger les entreprises à intégrer les impacts environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG) de leur activité. Mais le diable se cache dans les détails. En particulier, se pose la question de savoir conunent déterminer la valeur des performances extrafînancières des entreprises. Car bien sûr, l'existence d'impacts sociaux et environnementaux négatifs d'une activité ne justifie pas en soi son interdiction. Par exemple, la destruction de chênes centenaires ne suffit pas pour considérer que la ligne TGV BordeauxToulouse est socialement indésirable. Cela dépend de la valeur qu'on accorde à nos arbres relativement aux effets positifs de cette infrastructure ferroviaire. Notre pays a de la peine à se mettre d'accord sur la valeur des choses, des actifs environnementaux à la réduction des inégalités et à la santé. Le mouvement ESG prétend donner aux entrepreneurs la possibilité de fîxer ces valeurs. Par exemple, certaines entreprises ont instauré avec succès un prix inteme du carbone pour inciter leurs unités à décarboner efflcacement leur mode de production. Certaines entreprises, telle La Poste, intègrent leur impact sur la biodiversité dans leur stratégie.Le 13mars, la presse s'est émue de la rumeur selon laquelle Euronext allait exclure de son indice CAC 40 ESG trois industriels de l'armement :Airbus, Thales et Safran. Le mouvement ESG a toujours dévalorisé ce secteur en considérant que produire des armes a une valeur sociétale négative.Euronext paraissait enclin à renforcer cette position morale, ce qui semblait devoir conduire à leur exclusion, au moment même où nous réalisons collectivement l'importance de nous battre pour défendre nos libertés et nos démocraties en Europe. Au contraire de l'approche bisounours de l'ESG sur la défense, on redécouvre que la dissuasion par l'armement crée de la valeur, alors que notre monde est militairement menacé par des tyrans que nos démocraties libérales dérangent. Finalement, Euronext a décidé de geler la composition de cet indice, le temps de réviser son système de valeurs qui l'engendre. Cet incident, qui dépasse largement le cadre d'Euronext, révèle le manque de consensus sur la valeur sociétale de nos activités économiques, et le manque de transparence des méthodes de valorisation ESG. En s'arrogeant le pouvoir d'assécher l'accès à l'épargne des Français des entreprises dont ils pensent qu'elles sont irresponsables, les financiers de l'ESG pourraient être prochainement capables de détruire des pans entiers de notre économie, en toute discrétion. Quelle est la légitimité sociétale de ces critères ESG et des agences de notation qui les évaluent? II est temps de s'inquiéter de l'absence de transparence dans la gouvernance extrafinancière de nos marchés financiers. La nature a horreur du vide. Ce n'est que parce que nos mécanismes démocratiques et de marchés ont été incapables de donner une valeur explicite à toutes ces choses qui nous sont chères que nous donnons par défaut ce pouvoir à ces institutions fînancières... fl faut exiger plus de transparence sur l'usage de critères extrafinanciers des produits d'épargne ESG, de manière à permettre à chacun de choisir le produit d'épargne qui correspond le rnieux à ses valeurs.
Article paru dans Challenges le 27 mars 2025
Illustration: Photo de Austin Distel sur Unsplash