Le véritable enjeu des débats sur le principe de précaution

8 Octobre 2014

Le principe de précaution est sur la sellette : il pourrait être retiré de la Constitution française. Invoqué à tort et à travers dès que l’on parle de risques, il serait pour certains un frein au développement économique. Pourtant, l’enjeu n’est pas la nécessité de le retirer, ou le reformuler. Le principe de précaution a en effet surtout une portée symbolique, et n’est pas opérationnel. Le curieux paradoxe français est que, étant inscrit dans la Constitution, le principe se situe au niveau juridique le plus élevé, alors que nous manquons de dispositions légales assurant une évaluation rigoureuse des décisions publiques de gestion des risques.

 

Formulé lors de la Déclaration de Rio et du traité de Maastricht en 1992, le principe de précaution entre dans la Loi française avec la Loi Barnier de 1995. En 2005, sous la présidence de Jacques Chirac, il est introduit dans la Constitution française. L’article 5 de la Charte de l’environnement stipule : « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veilleront, par application du principe de précaution, et dans leurs domaines d’attribution, à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. »

 

Le 27 mai dernier, le Sénat a voté à une large majorité une proposition de loi constitutionnelle visant « à équilibrer le principe de précaution » en l’adossant à l’innovation afin qu’il ne soit pas « perçu comme un frein aux activités de recherche et de développement économique »[1]. A l’Assemblée nationale, une autre proposition menée par Eric Woerth cherche même à le supprimer de la Constitution. Que penser de ces propositions ?

 

L’ambition de la précaution est d’agir sur le risque même en présence d’incertitude scientifique, et donc de rejeter l’idée que l’incertitude scientifique est un prétexte pour ne rien faire. En présence d’un risque possible, il peut en effet être catastrophique d’attendre les progrès de la connaissance. En ce sens, l’idée du principe de précaution apparaît tout à fait louable, notamment après les affaires symptomatiques de l’amiante, ou du sang contaminé. D’un autre côté, il n’y a pas de sens à refuser ou retarder des innovations afin de prévenir un risque fantôme. L’application du principe de précaution renvoie ainsi au rapport temporel entre la décision et la connaissance, et à la tension inévitable entre deux erreurs possibles, agir trop tard trop faiblement, ou agir trop tôt trop fort. Cette tension est typiquement à la source des vives controverses concernant les OGM.

 

En pratique, le principe de précaution n’est pourtant pas utile pour gérer cette tension. Aucune loi n’a été déclarée anticonstitutionnelle sur la base du principe de précaution, et le principe ne nous dit pas comment procéder concrètement en situation d’incertitude scientifique. Le principe, de par son histoire et sa popularité, a en réalité surtout une signification symbolique. Il est très souvent invoqué par des associations refusant une nouvelle technologie, ou par des décideurs politiques désirant plaire à une population inquiète. Face à cette force démagogique, on oppose souvent la puissance des groupes industriels qui pèsent sur la décision publique à travers le lobbying, et les conséquences possibles sur l’emploi.

 

Mais rien ne garantit que ce jeu de pression entre la force démagogique et les intérêts économiques n’aboutisse à adopter les décisions souhaitables pour la société. Parfois nos décideurs vont très loin pour prévenir des risques qui angoissent une partie de la population, comme dans le cas de la vache folle, des vaccins contre la grippe A (H1N1) ou des antennes relais. A contrario, ils tardent à mettre en œuvre une régulation efficace de certains risques quand ceux-ci affectent des groupes industriels bien organisés, comme ceux posés par les pesticides ou la pollution locale de l’air. Comment peut-on améliorer notre système de gestion des risques ?

 

Je ne vois pas de meilleure réponse que de mobiliser l’expertise afin de comparer le plus rigoureusement possible les différents effets sanitaires, environnementaux, mais aussi économiques. Les modifications récentes du principe de précaution votées par le Sénat vont d’ailleurs précisément dans ce sens. Celles-ci consistent à insérer les mots « à un coût économiquement acceptable », et visent à « assurer une meilleure évaluation des risques et une application adaptée du principe de précaution », et un recours « à une expertise scientifique indépendante et pluridisciplinaire (…), conduite dans les conditions définies par la Loi ».

 

Mais c’est ici que la situation française est paradoxale. A l’exception de certains domaines spécifiques (comme pour les infrastructures de transport, ou la prévention des inondations), il n’existe pas à ce jour dans la Loi française de procédure obligatoire bien définie d’évaluation des coûts et des bénéfices des politiques publiques ; et il n’existe pas d’organisme indépendant en charge de suivre scrupuleusement cette procédure d’évaluation. Aux Etats Unis, de telles obligations légales imposant des études d’impact et des analyses coût-bénéfice existent depuis l’administration Carter puis Reagan, c’est-à-dire depuis plus de trente ans[2]. La situation française apparaît d’autant plus paradoxale que ce recours à l’expertise est évoqué pour les risques de précaution, c’est-à-dire pour les risques qui sont par définition les plus difficiles à évaluer.

 

Ce point a été souligné dans le discours prononcé par Geneviève Fioraso devant le Sénat le 27 mai au sujet de la proposition de loi visant à modifier le principe de précaution : « (…) il est un domaine dont la France s’est dessaisi. Il s’agit de l’analyse coût-bénéfice, qui doit pourtant être la base des textes réglementaires et des argumentations des parties prenantes. Les interprétations catégoriques du principe de précaution sont l’expression d’un état de la société dans lequel l’analyse risques/bénéfices a été abandonnée, à la fois au plan collectif et au plan des décisions individuelles, au profit d’un rejet massif du risque. »[3]

 

Comme notre Secrétaire d’Etat, je pense qu’il est urgent que la France s’empare efficacement d’outils d’évaluation. L’objectif est de rendre plus transparent les décisions publiques, et ainsi contraindre nos décideurs à mieux justifier leurs choix. Cela pourrait aider à réduire le lobbying et la démagogie politique, et ainsi améliorer la gestion de tous les risques, c’est-à-dire non seulement la gestion des risques de précaution mais aussi celle des risques bien connus et familiers qui font souvent bien plus de victimes.

 


[1] Selon la proposition de Loi constitutionnelle adoptée au Sénat le 27 mai : http://www.assemblee-nationale.fr/14/propositions/pion1580.asp 

[2] Pour des informations sur les pratiques d’évaluation des politiques publiques, voir par exemple Les Cahiers de l’Evaluation : https://www.tresor.economie.gouv.fr/Cahiers-de-levaluation