Interview accordée au média Le Nouvel Obs le 4 août 2019
Dans votre dernier livre, « le Climat après la fin du mois », vous tentez de concilier ce que beaucoup jugent inconciliable : développement économique et climat. Ceux qui prônent la décroissance feraient donc fausse route?
Attention, je ne dis pas qu’ils ont totalement tort. Il faut considérablement diminuer, si ce n’est éliminer, certains éléments de notre consommation. Si l’on veut atteindre la neutralité carbone, c’est-à-dire le niveau auquel les hommes n’émettent pas plus de dioxyde de carbone (CO2) que ce que la Terre peut absorber, il faudra se passer des énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz...). Il faut donc ce que j’appelle une « décroissance sélective », mais sans jeter le bébé avec l’eau du bain !
L’essayiste Naomi Klein propose de revenir à la consommation telle qu’elle était au début des années 1970, ce qui se traduirait par une chute de 50% du pouvoir d’achat en moyenne. Cela ne me paraît pas réaliste : plus de 60% des Français ont dit récemment, dans un sondage Ifop, qu’il fallait donner la priorité au pouvoir d’achat, quitte à avancer moins rapidement sur la transition énergétique. Ils ne sont pas les seuls dans le monde à penser cela. La rupture telle que défendue par Naomi Klein ne pourrait se faire que par la force et la révolution. Il y a une dimension liberticide dans certaines écoles de l’écologie politique. Or, comme la majorité des économistes, je pense qu’on peut allier croissance, liberté et lutte contre le changement climatique. C’est en jouant sur les prix que les pouvoirs publics feront changer les comportements des gens.
Votre constat est terrible: vous estimez que l’homme serait incapable de voir au-delà de son intérêt personnel et de prendre en compte celui des générations futures...
C’est dérangeant, mais c’est ainsi : la plupart des êtres humains sont bien plus intéressés par leur bien-être que par celui d’autrui, que ce soient les étrangers ou les générations futures. Cet égocentrisme générationnel nous fait émettre des gaz à effet de serre comme jamais et nous pousse à résister aux gestes élémentaires de « chasse au gaspi ». Je sais qu’il est de bon ton de fustiger les gouvernements, les financiers ou les marchés pour leur court-termisme, mais leur préférence découle d’abord de notre choix personnel de privilégier le présent plutôt que l’avenir, au détriment de la planète. Le philosophe Hans Jonas disait: « Ce qui n’existe pas n’a pas de lobby, et ceux qui ne sont pas encore nés sont sans pouvoir. » Résultat, on ne pourra pas résoudre les maux de notre époque en comptant sur la bonne volonté des gens, même si cela peut bien sûr aider. Je ne crois pas que le seul désir de donner une bonne image de soi va inciter les riches citadins à se passer de voitures SUV.. La plupart des révolutions fondées sur l’hypothèse d’un homme neuf, intrinsèquement altruiste, se sont très mal terminées. Une vraie prise de conscience écologique émerge pourtant, plus personne ou presque ne conteste le réchauffement climatique ni l’urgence d’agir.
Cela ne suffit pas?
Il y a une prise de conscience, c’est vrai. Mais je pense aussi que l’élection de Trump comme la crise des « gilets jaunes » sont les révélateurs du refus des efforts et des sacrifices demandés à tous pour sauver la planète. Pendant trente ans, le personnel politique a laissé croire aux gens qu’on pourrait résoudre la crise climatique sans toucher à leur pouvoir d’achat. C’est un mensonge, car il va falloir utiliser des énergies plus chères que les hydrocarbures et donc nous infliger nous mêmes un choc pétrolier. Résultat, si consensus il y a, c’est pour que les autres réduisent leurs émissions de CO2» ! Les Américains voudraient que ce soient les Chinois, les Chinois souhaiteraient que ce soient les pays développés, qui en ont tant et tant envoyé dans l’atmosphère depuis la révolution industrielle, les Français visent les Américains, trois fois plus gaspilleurs qu’eux, les « giletsjaunes » souhaitent que ce soient les riches, d’autres visent les Qataris, qui émettent huit fois plus de CO2, que la moyenne mondiale et quatre cents fois plus qu’un habitant de République démocratique du Congo. Tout le monde justifie son inaction par celle des autres. Et pourtant, l’urgence est là : les climatologues pensent que l’humanité ne peut plus émettre que 800 milliards de tonnes de CO2, si on veut limiter la hausse des températures à 2 °C, alors qu’elle en a émis 2 200 milliards depuis le début de l’ère industrielle et continue au rythme de 40 milliards par an.
Face à cela, vous pensez que la bonne méthode serait de jouer sur les prix, avec une taxe car bone généralisée. En clair, rendre plus chères les activités qui émettent du CO2 en donnant un prix à la tonne de clioxgde de carbone émise.
Voilà cent ans, l’économiste Arthur Pigou a introduit le concept d’« extemalité » : une personne ou une entreprise, par son action, peut provoquer une nuisance ou un dommage à autrui sans qu’elle soit incitée à en tenir compte dans sa prise de décision. Cela conduit à une défaillance des marchés. Mais au lieu d’abandonner l’économie de marché, Pigou a eu l’idée géniale d’une taxe spécifique pour corriger les effets de ces extemalités. En fixant la taxe au niveau du dommage, on
réaligne l’intérêt privé et l’intérêt général. En matière d’environnement, c’est tout simplement le principe « pollueur-payeur » : celui qui pollue devra payer, donc sera incité à moins polluer. Celui qui émet du C02 en se déplaçant, en se chauffant ou un produisant du ciment paiera une taxe à hauteur du dioxyde de carbone émis, donc sera incité à ne pas en rejeter dans l’atmosphère. Voilà ce que l’on appelle communément la taxe carbone, qui peut corriger la pire défaillance des marchés de toute l’histoire de l’humanité.
Il en existe une en France depuis 2014, sur les carburants. Et c’est elle qui a déclenché le mouvement des « gilets jaunes » à l’automne dernier...
Il avait été prévu que chaque litre d’essence soit taxé pour tenir compte du C02 émis : d’abord 2 centimes par litre en 2014, puis une hausse régulière jusqu’à atteindre 12 centimes en 2019 et 13,5 centimes en 2020. Ce qui aurait fait environ 56 euros par tonne de dioxyde de carbone émise, légèrement plus que le prix de 50 euros qui fait consensus chez de nombreux économistes. Le gouvernement a fini par céder face à la fronde. Résultat, plus grand monde, même pas Europe-Ecologie-lesVerts, n’ose parler de sacrifices individuels pour résoudre la crise climatique. Tous vantent l’utopie d’une transition écologique heureuse et sans coût.
Le principe d’une taxe carbone, c’est d’inciter à adopter des comportements plus vertueux. Mais la personne qui vit en zone périurbaine et prend sa voiture pour aller travailler n’a souvent pas d’alternative...
Avec une taxe de 12 centimes par litre d’essence en 2019, l’idée n’était pas d’abandonner la voiture du jour au lendemain. Mais de prendre un peu plus les transports en commun, de motiver les employeurs pour le télétravail, de s’épargner quelques trajets pas forcément utiles, de ne plus exclure le covoiturage, de penser à la consommation du véhicule au moment de son renouvellement. Il faut bien garder en tête que les prix de l’énergie ont un impact important sur la façon dont nous consommons. Aux Etats-Unis, où l’essence est environ deux fois moins chère, les voitures sont bien plus gourmandes: en 2016, la voiture la plus vendue aux Etats-Unis était une Ford émettant 221 grammes de C02 par kilomètre, presque deux fois plus que la moyenne des véhicules écoulés en Europe. Une hausse de 10% du prix de l’essence réduit la consommation de 9% à long terme. Les gens sous-estiment complètement l’effet des prix sur leur comportement.
Pour qu’une taxe soit acceptée, il faut aussi qu’elle soit équitable. Or les «gilets jaunes » ont dit, à raison, que seul le carburant des voitures était concerné, pas celui des avions, surtout utilisés par les plus riches...
C’est bien pour cela que Jean Tirole et moi disons qu’il faut un prix universel du carbone. Toute personne, en tous lieux, pour tous les usages, doit payer 50 euros par tonne de C02 émis, que ce soit avec une voiture, pour se chauffer, pour le transport aérien, le transport maritime, la fabrication d’acier, etc. Les exemptions du secteur aérien - 2,5% des émissions mondiales - sont un scandale qui ne pourra plus être toléré longtemps. Mais qu’on songe aussi à celle dont bénéficient les taxis,
les agriculteurs ou les transporteurs maritimes. Elles brouillent notre politique climatique et la nécessité de contribuer à l’indispensable effort collectif.
Ce sont les plus riches qui émettent le plus de CO2. Frapper tout le monde avec la même taxe est-il juste ? Ne devrait-on pas la rendre progressive ?
Attention à ne surtout pas mêler lutte contre le changement climatique et lutte contre les inégalités. Le véritable instrument de la lutte contre les inégalités, c’est l’impôt sur le revenu, c’est lui qui va améliorer la redistribution. Le CO2 qu’il soit émis par un riche ou par un pauvre, provoque les mêmes dégâts. Et si le prix de la tonne de dioxyde de carbone était proportionnel au revenu, les plus pauvres ne réduiraient pas forcément leurs émissions. Or tous les efforts comptent. La solution, pour que la taxe carbone soit acceptable, c’est de rendre une partie de son revenu aux moins riches. C’est l’idée du chèque-énergie en France, versé à plus de 5 millions de ménages, qu’il va falloir augmenter.
Pour qu’une taxe carbone soit vraiment efficace, elle doit être mondiale, sinon cela crée des distorsions de concurrence. N’est-ce pas impossible ?
Il faudrait réussir à créer une coalition de pays. Une taxe de 50 euros par tonne de dioxyde de carbone rend le charbon non compétitif pour produire de l’électricité. Quand on fera monter le prix du carbone à 100 euros d’ici à quelques années, le solaire et l’éolien n’auront plus besoin des subventions massives actuellement payées par les consommateurs, et les grosses berlines disparaîtront de nos routes. Une telle coalition peut commencer par l’Europe et la Chine, auxquelles pourront se joindre les Etats-Unis post-Trunrp. Cette coalition instaurerait une taxe aux frontières pour empêcher le dumping environnemental, et pour inciter les pays tiers à entrer dans la coalition.
Une telle coalition semble assez irréaliste, comme le montre l’échec annoncé de l’accord de Paris sur le climat...
Il n’y a pas de solution simple. Depuis deux siècles, les pays occidentaux ont prospéré avec une énergie très peu chère, et il n’existe pas d’alternative sans coût. Si l’on reste inactif, il ne nous reste qu’à prier pour que l’on sache un jour produire de l’énergie renouvelable très bon marché et gérer l’intermittence de sa production. C’est un énorme pari technologique.