C’est bien connu, la vie n’a pas de prix. Et pourtant, la crise aiguë dans les services de réanimation nous rappelle tous les jours que nous aurions pu payer plus d’impôts pour mieux financer ces services, mais que nous ne l’avons pas fait. Qu’on le veuille ou non, nous avons collectivement arbitré entre la vie et la fin du mois. Nous le faisons aussi à titre individuel, quand il s’agit de changer les pneus de notre voiture, d’installer des détecteurs de fumée ou d’acheter bio.
Parce que nous ne sommes pas prêts à tout sacrifier pour augmenter notre espérance de vie, cela signfiie que notre vie a une valeur, et que celle-ci est finie. Puisque la vie consciente est l’art de la décision, et puisque la décision est l’art de comparer les valeurs, les êtres humains n’ont d’autre choix que de donner une valeur relative à toute chose. Il n’y a tout simplement pas d’alternative. Le sage qui s’y refuse est respectable, mais il laisse le décideur devant l’abîme de ses choix.
Avoir un débat démocratique pour déterminer cette valeur serait fort utile. La crise actuelle nous y oblige.
En France, une vie « vaut » 3millions d’euros, aux Etats-Unis, 10millions de dollars
Beaucoup de gens associent l’idée de la valeur de la vie à celle de la marchandisation du vivant. Beaucoup de choses ont pourtant de la valeur sans qu’il leur soit associé un marché, ou une possibilité d’échange. L’amitié, le don de sang et d’organes, voire un beau paysage, en font partie.
L’existence d’un marché facilite simplement l’estimation de la valeur que les gens accordent aux choses, mais, heureusement, toutes ces choses ne font pas l’objet d’échanges commerciaux.
L’Etat français utilise, pour sa part, une valeur tutélaire de 3 millions d’euros pour une vie entière chaque fois qu’il doit justier une politique publique affectant la santé ou la longévité.
C’est cette valeur qui a par exemple permis de justifier le passage de la vitesse sur nos routes nationales de 90 à 80 km/h. Renforcer les normes de sécurité dans le transport aérien ou la force de dissuasion militaire, investir dans les services d’urgence et lutter contre le tabagisme et l’alcoolisme obligent aussi à faire des arbitrages collectifs entre la vie et l’argent. Aux Etats-Unis, cette valeur est fixée à 10 millions de dollars [9,15 millions d’euros] ; elle est massivement utilisée pour déterminer les normes de pollution dans les villes et dans l’industrie. C’est donc un niveau supérieur à celui établi en France, les Américains semblant ainsi accorder une valeur supérieure à la vie au détriment du pouvoir d’achat.
Comparer des dollars et des vies
Jusque dans les années 1960, les économistes utilisaient le concept de « capital humain » pour donner un prix à la vie. La valeur de la vie se limiterait à la somme actualisée du flux de revenu du travail. En moyenne, au niveau du PIB actuel projeté sur quatre-vingts ans, cela donne une valeur légèrement supérieure à 1 million d’euros. Les systèmes d’indemnisation des juges et des assureurs utilisent encore aujourd’hui ce calcul d’indemnité, à laquelle est ajouté un pretium doloris. Au début de la guerre froide, la Rand Corp avait travaillé pour l’armée de l’air américaine afin de définir la meilleure stratégie de première frappe nucléaire sur l’URSS, en utilisant les premiers gros ordinateurs. Compte tenu du faible nombre de bombes disponibles, la solution de la Rand Corp consistait à envoyer une myriade d’avions-leurres peu sophistiqués pour submerger la défense soviétique, au grand dam de l’état-major, dont beaucoup de membres étaient d’anciens aviateurs. Car la Rand Corp ne tenait compte des vies perdues dans ses calculs qu’à travers le seul coût de formation pour remplacer les aviateurs abattus ! Confronté à la question éthique de comparer des dollars et des vies, la Rand Corp laissa tomber son ambitieux projet. A l’époque, les économistes se tenaient prudemment à distance de ce sujet moralement explosif…
Pour se décharger partiellement de ces aspects éthiques, les économistes belge Jacques Drèze et américain Thomas Schelling (Prix Nobel d’économie 2005) ont forgé le concept de « valeur de la vie statistique » (VVS), en s’interrogeant non pas sur la valeur de la vie, mais sur celle d’une réduction du risque de perdre la vie. Si je suis prêt à payer 1 000 euros pour réduire ma probabilité de mourir demain de 0,1 %, cela veut dire que j’accorde une VVS de 1 million d’euros à ma vie résiduelle. Choisir une occupation professionnelle moins dangereuse pour sa santé ou acheter son logement dans un lieu moins pollué relèvent, par exemple, de ce raisonnement probabiliste.
Impératifs moraux
Les économistes se sont ainsi mis à estimer la VVS des citoyens à partir de leurs comportements effectifs. On a ainsi estimé la VVS en regardant la différence de valeur des logements selon le degré de pollution locale, ou les « salaires de la peur » pour les métiers les plus risqués. C’est cette approche qui a permis de calculer un « prix de la vie » statistique de 3 millions d’euros en France. Une valeur bien supérieure à l’estimation fondée sur l’approche par le capital humain.
Les polémiques répétées sur le principe de précaution – grippe H1N1, vache folle, glyphosate, etc. – indiquent que nous exigeons parfois que l’Etat soit plus prudent que les citoyens. Mais les économistes de la santé ont mesuré que certaines politiques sanitaires engendrent des coûts de l’ordre de plusieurs dizaines de millions d’euros par vie sauvée. Nous aurions donc une attitude différente envers la vie selon que la décision est prise par nous-mêmes ou déléguée à l’Etat. Bien qu’héritiers des Lumières, nous voudrions que l’Etat agisse pour le bien de son peuple. Ce qui oblige ce dernier à arbitrer sur la base des valeurs révélées par ce peuple. Ainsi, si le passage à 80 km/h est une bonne décision en prenant une VVS de 3 millions, il faudrait peut-être descendre à 60 km/h si l’Etat adoptait une VVS de 10 millions…
Il existe certes des impératifs moraux, comme la justice et les droits fondamentaux, qui doivent transcender nos préférences individuelles. Les riches s’accordent une VVS plus importante, mais leurs euros ont aussi une valeur sociale plus faible, de telle manière que toutes les vies se valent du point de vue de la communauté. Il existe aussi un courant « paternaliste », notamment soutenu par le philosophe et politiste américain Michael Sandel, qui érige la sagesse d’Etat au-dessus des vertus individuelles. Les gens étant imprudents ou court-termistes, l’Etat paternaliste doit corriger ces « travers » dans sa politique. Mais peu d’économistes osent entrer dans ces considérations morales qui mériteraient, elles aussi, un débat démocratique. C’est très bien ainsi. Après tout, dénir nos préférences collectives et agir en conséquence, n’est-ce pas là l’essence même de tout gouvernement ?
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