Il est des circonstances historiques particulières où un impôt sur le patrimoine est clairement justifié, or ce sont précisément celles que nous traversons. Contrairement au travail, il est possible de taxer le capital sans le décourager, même à des taux élevés, puisqu'il est déjà accumulé. Le ponctionner en une seule fois permet de rembourser une partie de la dette publique et de réduire les inégalités de patrimoine.
Habituellement, un gouvernement qui ferait cela ne pourrait pas s'engager de manière crédible à ne jamais recommencer, de sorte que personne n'épargnerait plus par la suite par crainte d'être de nouveau exproprié.
Mais la période actuelle est exceptionnelle : une pandémie est un événement extrêmement rare, que chacun constate, hors du contrôle des gouvernements, et qui nécessite d'accumuler une quantité énorme de dette publique afin d'éviter un cataclysme économique.
S'engager à ne lever un tel impôt à taux progressifs sur les hauts patrimoines que lorsque de tels événements adviennent est donc crédible et ne découragerait pas l'épargne. Cette mesure n'a rien de radical. Les grands économistes anglais des années 1920 — Edgeworth, Hicks, Pigou, Keynes — la préconisaient pour rembourser la dette issue de la Première Guerre mondiale. Elle a été justifiée par les travaux théoriques d'économistes conservateurs comme Lucas (Prix Nobel) et Stokey.
Les objections pratiques sont bien sûr importantes : pour limiter la fuite des capitaux, il est impératif d'instaurer cet impôt temporaire et progressif au niveau européen et de clairement l'affecter au remboursement de la dette causée par le Covid.
La question des inégalités va revenir sur le devant de la scène car ceux qui ont peu d'épargne souffrent le plus de la crise. Et les « travailleurs essentiels » qui ont été les plus exposés au virus ont souvent des revenus faibles. Dans un ouvrage récent, Scheve et Stasavage ont démontré que les taux très élevés de l'impôt progressif n'ont pu s'imposer historiquement qu'à la faveur des deux guerres mondiales, grâce à un argument politique centré sur la notion de compensation : les travailleurs les plus pauvres avaient dû payer de leur sang le coût des guerres, il revenait donc naturellement aux plus fortunés d'en payer à leur tour leur juste part via une « conscription de la fortune ». Ces arguments, qui furent si efficaces pour lutter contre les inégalités, se sont estompés dans les années 1980; l'avenir nous dira si nous sommes en train de vivre leur grand retour.
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