Le coup de bélier induit par la crise financière de la décennie écoulée a radicalement modifié la manière dont les économistes, les régulateurs et les institutions financières appréhendent le risque. Le monde serait tellement plus simple à gérer si on pouvait y représenter les risques comme on le faisait « avant », par la belle « courbe en cloche » de la loi normale et des mouvements browniens.
Pendant longtemps, en effet, les chercheurs ont pensé que l’on pouvait raisonnablement décrire les évolutions des grandes variables macroéconomiques, comme la consommation ou les mouvements boursiers, de la même manière que le mouvement d’un atome dans un gaz parfait. Cela tombait bien, parce qu’une telle hypothèse conduisait à des solutions simples et élégantes pour prédire le prix d’équilibre des actifs financiers, la stratégie optimale de portefeuille ou le risque de défaut d’une banque, par exemple.
L’ère récente dite de « grande modération » d’avant la crise, pendant laquelle la croissance a été extrêmement stable, a laissé croire que les économistes avaient vaincu les risques macroéconomiques. Hélas, ces risques sont bien réels, et ils n’ont rien de normal, au sens probabiliste du terme. Les événements extrêmes se produisent à une fréquence et avec une intensité bien plus fortes que dans le monde abstrait de la loi normale.
« Stagnation séculaire »
Ce douloureux réveil scientifique a conduit à un foisonnement de débats et de nouvelles modélisations. Après deux siècles d’extraordinaire croissance, allons-nous revenir durablement à des taux de croissance faibles, voire nuls ou négatifs, comme le soutiennent les tenants de la « stagnation séculaire » ? La volatilité du taux de croissance n’est-elle pas elle-même volatile ? Comment reconnaître notre ignorance quand les risques ne sont pas mesurables par des probabilités objectives ?
La prise de conscience que notre monde est fragile s’est généralisée, et que, en plus de variations régulières autour d’une tendance, nos sociétés font face à des risques de catastrophe. Cette perception beaucoup plus aiguë des risques a de multiples conséquences. Elle permet de mieux comprendre pourquoi ceux qui ont osé assumer le risque macroéconomique durant le siècle écoulé ont pu bénéficier d’une prime de risque de marché considérée antérieurement comme extrêmement généreuse. Cette revalorisation des risques redonne aujourd’hui ses lettres de noblesse à la gestion du risque dans les entreprises ainsi que dans les institutions publiques.
De leur côté, les régulateurs ont dû fortement renforcer les exigences en capital des banques, des assureurs et des fonds de pension à travers le monde, les forçant à réduire leurs crédits et leurs garanties. On s’est rendu compte, un peu tard, que le système financier mondial ne peut offrir à tous une garantie contre les pertes en cas de crise. Il faut bien que quelqu’un assume le risque collectif, et ce ne peut plus être le contribuable, sauf à accepter un énorme problème de risque moral au niveau des intermédiaires financiers et de leurs clients (« pile je gagne, face tu perds »). Sur le marché de l’assurance-vie française, qui pèse plus de 1 500 milliards, cette mutation a conduit à la mauvaise solution, celle consistant à éliminer toute prise de risque dans la gestion dans le contrat en euros plutôt que de tarifer la garantie de taux à sa vraie valeur et de limiter la liquidité de ce produit phare des épargnants. Que reste-t-il de l’assurance, quand le risque a disparu ?
Responsabilités pour le futur
Il a longtemps été facile de se défausser face à nos responsabilités envers les générations futures sur l’hypothèse d’une tendance de croissance forte et d’une volatilité faible. Dans un tel monde, investir pour l’avenir sacrifie notre bien-être pour le bénéfice de générations futures que l’on imagine bien plus prospères que nous, ce qui accroît les inégalités entre générations.
C’est un puissant argument pour limiter ces sacrifices, que ce soit dans les investissements publics et privés, ou dans la lutte contre le changement climatique. Techniquement, elle prend la forme d’un taux d’actualisation élevé, qui nie concrètement nos responsabilités envers la soutenabilité de notre modèle de croissance. La révision à la baisse des perspectives de croissance à long terme et la reconnaissance d’incertitudes profondes sur cette croissance doivent nous inciter à revoir complètement cet argument.
Les économistes de l’environnement et de la finance se sont longuement affrontés ces dix dernières années à ce sujet. Les incertitudes relatives à l’avenir de l’homme sur la Terre doivent nous inciter à mettre en œuvre des actions qui réduisent ces incertitudes – comme la préservation de la biodiversité et certains grands investissements dans les infrastructures – et en même temps à imposer des primes de risque sévères sur celles qui les augmentent. En particulier, ces incertitudes majeures justifient de valoriser les premières bien plus que ne le font actuellement les acteurs économiques. Car les signaux-prix envoyés par les marchés financiers restent éthiquement .
Article publié dans © LE MONDE.ECONOMIE