Le réseau de transports en commun en Ile-de-France est entré en concurrence depuis le 1er janvier 2021, marquant progressivement la fin des monopoles d’exploitation pour les lignes de bus, de métro, de tramway et de train. Si les transports publics fonctionnent selon des conditions concurrentielles chez un certain nombre de nos voisins européens, en France cette décision a de quoi bouleverser les habitudes. Cela est particulièrement vrai en Ile-de-France, région-capitale forte d’un réseau de transports unique au monde.
L’ouverture à la concurrence des services de transports s’inscrit dans le processus d’intégration des États-membre de l’Union européenne à une politique de transports commune. Elle résulte de la loi ORTF du 8 décembre 2009, prise en application du règlement CE du 23 octobre 2007 qui soumet, au terme d’une période transitoire de dix ans, l’attribution des contrats de service public de transports terrestres de voyageurs aux règles de mise en concurrence européennes.
Ce processus est organisé par l’Autorité Organisatrice (AO) des Mobilités en Île-de-France, Île-de-France Mobilité (IDFM), qui coordonne et finance les transports publics de voyageurs assurés par la RATP, la SNCF (Transilien) et les compagnies de bus privées regroupées dans l’association OPTILE (Organisation Professionnelle des Transports d’Ile-de-France) sur le territoire régional. Avant l’ouverture à la concurrence, les différents transporteurs opéraient des lignes définies par le plan régional de transport, leur conférant un droit exclusif d’exploitation à durée indéterminée.
Cette ouverture à la concurrence s’étale sur 20 ans, démarrant en janvier 2021 par les réseaux de bus de grande couronne, et se terminant avec les métros parisiens en 2040. La RATP conserve son monopole pour les transports par bus à Paris et en petite couronne jusqu’en 2025 et pour les modes de transport semi-lourds (métro et tramway) au-delà jusqu’en 2040. Les lignes exploitées par Transilien seront ouvertes au marché entre 2023 et 2039. Enfin, les nouvelles lignes 15, 16, 17 et 18 du Grand Paris Express sont mises en concurrence dès à présent.
Il ne faut pas s’attendre à une baisse du prix des titres de transport. En effet les tarifs du transport public sont choisis par l’autorité organisatrice (ici IDFM). L’ouverture à la concurrence pourrait s’envisager même avec la gratuité des transports publics.
Il est d’abord important de préciser le type de concurrence qui est en général envisagé pour un service de transports publics locaux. Il s’agit de ce que les économistes appellent la "concurrence pour le marché". Dans ce type d’ouverture à la concurrence, une autorité organisatrice (AO) lance un appel d’offres pour la gestion d’un service dans un domaine donné sur un territoire donné et choisit une seule entreprise parmi celles qui y répondent et avec qui elle signe un contrat de délégation de service public.
Ce qui se joue en premier lieu avec la concurrence pour un service de transport public, c’est la maîtrise, voire la baisse des coûts. En général, les tarifs, payés par les usagers et choisis par l’AO, ne couvrent pas les coûts supportés par les opérateurs pour diverses raisons, notamment parce que l’autorité impose des contraintes de service public (comme la gratuité des transports pour certaines catégories d’usagers). L’AO doit donc subventionner l’opérateur. Quand une AO ouvre à la concurrence les services de transport, elle cherche finalement l’opérateur qui lui demandera la plus faible subvention.
Pour être le moins disant et donc pour être en mesure de remporter la gestion du service public pour lui seul, l’opérateur a donc intérêt à maîtriser ses coûts. In fine cela permettra d’économiser sur l’argent public, de réduire la charge sur le contribuable et donc de financer d’autres services ou d’autres investissements.
Cette quête de la moindre subvention ne doit pas se faire au détriment de la qualité et de fait l’AO cherche l’opérateur qui assurera la meilleure qualité de service pour la subvention la moins élevée. Le choix de l’AO n’est pas simple, car la notion de qualité de service peut couvrir de nombreux aspects : vitesse commerciale, fréquences de services, confort de l’usager, mais aussi respect de normes environnementales ou sociales. Il est donc primordial de bien préciser les règles de mise en concurrence dès la définition du contrat.
Toutefois ces règles ne sont pas suffisantes en elles-mêmes. Il ne faudrait pas qu’après avoir annoncé pouvoir assurer le service pour une moindre subvention, l’opérateur choisi déclare ensuite, alors qu’il a effectivement la charge du service, avoir besoin d’une subvention plus élevée que celle annoncée. Pour éviter cet opportunisme de l’opérateur, les dispositions du contrat entre l’AO et l’opérateur vont donc jouer un grand rôle, or, tous les contrats n’ont pas la même efficacité pour que l’opérateur respecte ses engagements, comme nous le développons ci-après.
Enfin, il ne faut pas oublier un élément important que la "concurrence pour le marché" apporte, quel que soit le type de contrat de gestion envisagé : c’est le rôle de la comparaison. Quand l’AO a octroyé la gestion d’un service public à un opérateur sur un territoire donné, il peut observer comment un autre opérateur sur un autre territoire réalise ou non ses objectifs. Dès lors, l’AO peut utiliser les résultats d’un opérateur pour "mettre la pression" sur un autre.
L’outil de la comparaison est très efficace pour atteindre les objectifs que se fixent l’AO, représentant une forme de mécanisme darwiniste qui accélère la diffusion ou la percolation des gains qu’on peut attendre de la concurrence, souvent en évitant les pertes qu’elle pourrait entraîner. Il va sans le dire, l’ouverture à la concurrence doit s’accompagner d’un formidable effort d’évaluation des coûts et des bénéfices qu’elle génère, en réalisant ces évaluations de la manière la plus documentée, transparente et régulière possible pour le bien commun.
Il est difficile de donner un chiffre sur les gains nets qu’on pourrait attendre d’un tel processus. Les coûts du service ferroviaire régional au Royaume-Uni ont augmenté après l’ouverture à la concurrence, notamment parce qu’il y avait eu une telle détérioration de la qualité des réseaux qu’il a fallu investir énormément, ce qui a "plombé" les comptes des opérateurs et de l’écosystème ferroviaire dans son ensemble. En revanche, des études ont constaté des coûts 30 % plus élevés du service ferroviaire régional en France qu’en Allemagne où l’ouverture à la concurrence a eu lieu il y a maintenant plus d’une dizaine d’années.
La nature du contrat et les conditions de fonctionnement du service public mis en concurrence jouent un rôle déterminant dans l’efficacité de la concurrence pour le marché.
Il y a deux types de contrats : le contrat de type prix fixe et le contrat de type coût du service. Le premier est très incitatif puisque, la subvention de l’opérateur étant payée en début de période, toute perte doit être couverte par l’opérateur qui est donc fortement incité à des efforts de productivité élevés.
Il est d’une certaine manière moins flexible au changement et présente des risques de conflit entre l’autorité et l’opérateur si, pour des éléments difficilement prévisibles, le montant de la subvention ou les engagements sur la qualité de service doivent être changés.
Il est bien adapté à la gestion d’un service public comme les transports en commun dans la mesure où le risque associé à ce type de service est maîtrisable et en général maîtrisé, en raison de la très longue expérience et expertise disponible en matière de transport public. Il donne certainement un poids plus important au maintien de la profitabilité de l’opérateur et à la satisfaction des besoins des usagers qu’à la satisfaction des revendications des salariés ; ce type de contrat est souvent préféré par des collectivités dont la majorité politique est à droite. Son avantage principal est qu’il permet à l’autorité d’obtenir plus facilement des informations sur les coûts de gestion. Qu’un opérateur demande un supplément de financement lors du renouvellement du contrat ou non renseigne l’autorité sur les capacités et l’efficacité de l’opérateur au cours du temps.
Le contrat de type coût du service est au contraire peu incitatif car l’autorité couvre tous les coûts ex-post. Il n’invite donc pas l’opérateur à des efforts de productivité. Il est plus flexible puisqu’il permet de prendre en compte plus facilement un choc inattendu sur le coût de gestion du service (comme une catastrophe climatique), des revendications salariales de la part des collaborateurs de l’opérateur ou des demandes spécifiques des utilisateurs des transports en commun. Par conséquent, ce type de contrat est susceptible d'entraîner une hausse des coûts et donc des subventions. Il est en outre moins informatif sur l’évolution des coûts dans le temps. L’autorité qui voudrait en savoir plus sur l’efficacité de l’opérateur ne pourrait le faire qu’au moment du renouvellement du contrat en choisissant de passer à un contrat de type prix fixe, plus incitatif. Mais pour cela, l’AO devra accepter de payer des subventions plus élevées pour attirer les entreprises les plus efficaces, celles qui sont susceptibles de faire des efforts de productivité qu’appellent un contrat de type prix fixe. Cette possible dérive des coûts est le prix à payer pour disposer d’un service qui permet de répondre à des demandes sociales, souvent divergentes ; ce type de contrat est plutôt choisi par des collectivités dont la majorité politique est à gauche, sans que ce ne soit systématique.
Entre ces deux types de contrat, on peut envisager des contrats plus ou moins incitatifs à la productivité qui prévoient un partage des risques de gestion et une certaine flexibilité entre l’autorité et l’opérateur, avec une subvention fixe et un partage des surcoûts éventuels. C’est le cas par exemple du contrat de gestion pour le projet Crossrail dans l’agglomération londonienne (un projet ambitieux du niveau du Grand Paris Express), qui prévoit un partage équitable des gains ou des pertes entre l’autorité et l’opérateur.
Il y a aussi le cas de l’exploitation du service de transport en commun au travers d’une régie. Ici l’autorité et l’opérateur ne font qu’un puisque le service est intégré dans la collectivité locale. En général, les personnels ont un statut de fonctionnaire territorial. Du point de vue économique, ce modèle revient à un contrat de type coût du service puisque les coûts seront toujours couverts, avec les mêmes avantages et inconvénients de ce type de contrat. La principale différence réside dans la gouvernance puisqu’il n’y a pas d’intermédiaire entre le patron (le Président de la collectivité) et le salarié. Cela peut rendre très difficile la gestion des conflits comme on l’a vu au cours des grèves des services de collecte des déchets à Toulouse et à Marseille.
Au regard des analyses exposées, il est recommandé que le processus d’ouverture à la concurrence des services de transports publics en Île-de-France s’accompagne d’un renforcement de l’analyse économique et technique des risques liés à la gestion des transports en commun, et de choisir un contrat plutôt de type prix fixe mais en laissant un certain degré de flexibilité (cela peut être à 65 % prix fixe et 35 % coût du service).