Pour équilibrer en temps réel les systèmes électriques de plus en plus alimentés par des sources de production non pilotables, on compte beaucoup sur la réaction rationnelle des consommateurs aux prix du marché. Mais ne leur en demande-t-on pas trop ?
Les caprices de la demande
Face au développement d’unités de production dépendantes de l’ensoleillement et de la vitesse du vent, les opérateurs de systèmes électriques équilibrent injections et soutirages en recourant principalement à des solutions du côté de l’offre : surinvestissement en capacités pilotables (hydraulique, nucléaire, thermique), interconnexions et batteries. Suivre en temps réel une demande versatile est donc très coûteux, d’autant que la versatilité des consommateurs finaux est elle aussi fortement dictée par les conditions météorologiques, souvent décorrélées de celles qui prévalent aux nœuds de production. Alors, pourquoi ne pas économiser des capacités de production et de transmission d’énergie électrique en poussant les consommateurs à s’adapter aux signaux de rareté véhiculés par les prix sur les marchés de gros (voir ici) et par les plages horaires des distributeurs (voir ici). Tout le monde trouve normal que la location d’un appartement ou d’une maison sur la côte méditerranéenne coûte plus cher en été qu’en hiver, et que ce soit l’inverse dans les Alpes. L’écrêtement des pics de demande par des hausses de prix est aussi couramment pratiqué par les compagnies de transports aérien et terrestre. Alors pourquoi facturer à prix uniforme les kWh consommés un 15 août et ceux soutirés à 19h au mois de février ? Un consommateur rationnel sait où est son intérêt. En signant un contrat à prix indexé sur les prix de gros, ce qu’on appelle la tarification dynamique, il va forcément réduire sa consommation quand le prix est élevé et l’augmenter dans le cas inverse. Mais le consommateur d’électricité est-il rationnel ? Avons-nous affaire à un homo economicus ?
Savoir, Vouloir, Pouvoir
La rationalité du consommateur repose sur le triptyque SVP. Savoir comment évoluera le prix du kWh au cours de la journée à venir est aujourd’hui très facile. Mais Vouloir modifier sa consommation en utilisant cette information est beaucoup plus compliqué. D’abord à cause des coûts engendrés par cette veille : la consommation d’électricité est continue au long de la journée alors que la location d’un lieu de villégiature et l’achat d’un billet d’avion sont épisodiques. Par ailleurs, l’énergie ne représente qu’un tiers de la facture d’électricité, le reste allant à l’acheminement et aux taxes. Le gain net de la souscription à un tarif dynamique n’est donc substantiel que pour les gros consommateurs industriels et commerciaux. Enfin, il faut Pouvoir s’adapter, ce qui suppose soit d’être présent sur le lieu de consommation, soit de disposer d’appareils pilotables à distance et susceptibles de performances énergétiques suffisantes pour justifier le coût de leur installation. Et cette dernière condition nous ramène au triptyque SVP, cette fois à l’étape de l’acquisition des appareils à installer sur les lieux de consommation.
Errare humanum est
Le consommateur rationnel est donc un personnage rare, qu’on ne rencontre guère que dans les modèles de micro-économie et, à la rigueur, parmi les employés des services des achats des entreprises électro-intensives. Les juristes sont moins exigeants : ils ne demandent au consommateur que d’être « normalement informé et raisonnablement attentif et avisé, à l'égard d'un bien ou d'un service » (article L.121-1 du code de la consommation). Quel comportement attendre de ce « consommateur moyen » ?
Au début de 2018, Engie proposait sur sa page d’accueil une réduction de 30% sur l’électricité le weekend (du vendredi minuit au dimanche minuit), accessible pour tout type de compteur. A la lecture de cette dernière mention, le consommateur rationnel s’esclaffe car il sait qu’il existe encore des compteurs « non-intelligents », qui se contentent de cumuler les consommations sur plusieurs mois et ne peuvent donc pas mesurer les soutirages du weekend pour leur appliquer la réduction promise. Il se dit que cette proposition commerciale ne peut être qu’une erreur, voire une pratique trompeuse ou déloyale, et il ne va donc pas plus loin dans l’exploration de cette offre. Mais le consommateur moyen, lui, ne possède pas le savoir nécessaire en matière de compteur. Il peut donc être appâté et chercher à souscrire un contrat qui n’est pas fait pour lui. C’est ce qu’a considéré le Tribunal judiciaire de Paris (26 janvier 2021), suite à une plainte de l’association ‘Consommation, Logement et Cadre de Vie’. Pourtant, si ce consommateur imparfaitement rationnel avait poursuivi son exploration de l’offre ‘Elec Weekend’, après quelques clics il serait tombé sur la mention explicite « grâce au compteur Linky », en contradiction avec « accessible pour tout type de compteur ». Autant dire qu’on est plus dans le domaine de l’erreur de rédaction que dans celle de la volonté de tromper.
Au cours de son exploration, le consommateur moyen était aussi informé que la réduction de 30% s’appliquait également ‘En semaine : selon les horaires fixés localement par le gestionnaire du réseau public de distribution en fonction des conditions d’exploitation du réseau’. Le Tribunal a considéré qu’il y avait ici un ‘déficit d’intelligibilité d’information’ car si on n’est pas un consommateur rationnel, on ne sait pas nécessairement qu’il faut consulter le site d’Enedis pour connaitre les heures creuses applicables dans chaque commune.
Si, aux yeux des associations de consommateurs et des tribunaux, le consommateur d’électricité est cet être balourd et mal informé, on a du mal à imaginer qu’il puisse jongler avec les prix de gros pour orienter ses soutirages heure par heure.
La CRE et la tarification dynamique
A lire la délibération de la Commission de Régulation de l’Energie du 20 mai 2021, on voit bien que la CRE partage ces craintes. La directive européenne 2019/944 du 5 juin 2019 prévoit la mise en place obligatoire d’offres d’électricité à tarification dynamique (directive transposée dans l’article L. 332-7 du code de l’énergie). Après consultation des acteurs du secteur, tout en insistant sur l’utilité sociale des contrats indexés sur les prix de gros, la CRE recommande la plus grande prudence dans l’élaboration de ce type d’offre, en particulier sur le plan informationnel. Avant tout engagement, le consommateur intéressé doit être explicitement informé que personne ne peut le renseigner sur le montant de sa facture à venir puisque la note à payer dépendra de son comportement face à des prix fluctuants.
Encore faut-il être flexible. Sous nos latitudes, les pointes de consommation sont en hiver. Il est donc déconseillé aux consommateurs dont le chauffage est électrique de souscrire un contrat avec tarification dynamique, sauf s’ils disposent d’un chauffage de secours au bois ou au gaz. La CRE insiste donc sur le fait que « ces offres à tarification dynamique n’ont pas vocation à se développer massivement puisqu’elles sont destinées aux consommateurs les plus flexibles ». La sagesse de ce principe n’a d’égal que son flou. On peut d’ores et déjà prévoir qu’après des périodes de tension sur les marchés de gros, les fournisseurs d’électricité feront face à de nombreuses réclamations de la part de souscripteurs qui, à réception de leur facture, se plaindront que les résultats ne sont pas à hauteur des promesses faites par les vendeurs. Pour éviter les trop mauvaises surprises, la CRE prévoit un plafond mensuel de la facture hors taxes égal au double de la facture mensuelle hors taxes que le consommateur aurait payée au tarif base réglementé. Cette mesure a le mérite de limiter le risque supporté par le consommateur, en particulier d’éviter les factures astronomiques de l’hiver texan. Néanmoins, il n’est pas sûr que cette clause, qui se veut rassurante, soit très incitative puisque le consommateur qui espère voir baisser sa facture apprend qu’il n’est pas impossible qu’elle soit multipliée par deux.
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L’économie comportementale qui s’est fortement développée depuis une vingtaine d’années apporte de l’eau au moulin des associations de consommateurs, des tribunaux et des régulateurs. L’homo œconomicus reste un élément d’analyse incontournable, mais l’homo electricus est très imparfaitement œconomicus. Il faut donc le surveiller et le protéger, au moins dans les situations extrêmes, sans toutefois trop empiéter sur son libre arbitre. Le signal prix doit jouer un rôle premier dans nos décisions mais il ne doit pas saturer notre espace cognitif. Les fournisseurs qui proposeront des contrats à tarification dynamique auront intérêt à prévoir, en plus des annonces de prix, un système simple d’information, par exemple en identifiant les plages horaires avec des couleurs. Finalement, l’option Tempo n’était peut-être pas une mauvaise idée.