L'Opinion a publié une interview d'Emmanuelle Auriol, chercheuse TSE, sur le thème de l'éducation.
Pour l'économiste Emmanuelle Auriol (Toulouse school of economics), le manque d’initiative et de capacité à raisonner par soi-même, ou les difficultés à travailler en groupe sont liés aux défauts de l'école.
Les faits - Lors des Rencontres économiques d’Aix-en-Provence qui se tiendront du 8 au 10 juillet, 350 intervenants de 45 nationalités débattront pour « Réussir les transformations du monde ». Parmi les thèmes phares, la jeunesse, dont le Cercle des économistes a recueilli les doléances deux mois durant.
Emmanuelle Auriol est interviewée par Raphaël Legendre
Le Cercle des économistes a mené pendant deux mois une conversation ouverte avec 15 695 jeunes Français âgés de 18 à 28 ans. Quels enseignements en avez-vous tirés ?
Après deux années de Covid, de confinements, de difficultés d’apprentissage et d’entrée sur le marché du travail, beaucoup sont anxieux; 52% se disent même démoralisés. Cela veut dire aussi dire que 48% résistent malgré tout, ce qui est plutôt positif. L’amélioration du contexte économique et la baisse du chômage, portée par la forte hausse de l’apprentissage, y sont pour beaucoup.
Quelles sont les causes de ce mal-être ?
Les jeunes sont très sévères avec le système éducatif français qu’ils jugent à 83% en décalage complet avec les enjeux de l’époque. Ils ont raison ! L’enquête Pisa de l’OCDE montre bien que notre système dysfonctionne. Nos enseignants ne sont pas formés correctement, ils sont peu encourageants, ne cherchent pas les qualités les élèves. Les jeunes éprouvent par ailleurs beaucoup de difficultés à s’insérer sur le marché du travail : 16% des 15-24 ans qui ne sont pas en étude sont aujourd’hui au chômage. C'est nettement moins que les 25% constatés pendant des années C'est en effet une baisse remarquable qui résulte des différentes réformes mises en place sur les trappes à pauvreté, l'assurance-chômage et surtout l'apprentissage. Le taux d'emploi des 15-64 ans est aujourd'hui de 68%, au plus haut depuis que l'Insee le mesure, en 1975.
Six générations sont nécessaires en France pour passer de la classe ouvrière à la classe moyenne. L'ascenseur social est-il complètement grippé?
Ce n'est pas la perception qu'en ont les jeunes, alors que notre système éducatif est pourtant parmi les plus inégalitaires de l'OCDE. L'école reproduit aussi énormément de stéréotypes de genre, notamment dans le rapport des filles à la science. Nos enfants sont très sensibles à ces questions, les enseignants beaucoup moins. Nous avons un problème de sélection, de formation et de promotion de nos enseignants. Votre étude pose aussi la question de l'intégration sociale des jeunes: un jeune sur deux ne se sent pas intégré. Qu'est-ce que cela veut dire? Ils sont dans l'ensemble assez peu impliqués, que ce soit vis-à-vis de la politique ou même du monde associatif. Seuls 3% estiment que le président de la République est celui qui les représente le mieux. Les entreprises constatent par ailleurs un manque de « soft skills »: manque d'initiative, manque de capacité à raisonner par soi-même, à nouer des relations avec les autres Des carences qui, là aussi, renvoient aux défauts de notre système éducatif: l'élève est passif face à l'enseignant. Il est trié par niveau et souvent humilié quand on ne sait pas faire. Ce système n'encourage pas à prendre des initiatives, à apprendre par soi-même ou à travailler en groupe. Tout cela se reflète in fineans une intégration sociale plus compliquée de nos jeunes.
Les retraités ont aujourd'hui un niveau de vie supérieur à celui des actifs, et les jeunes sont les plus fragiles. Faut-il parler d'une génération sacrifiée?
Je ne le pense pas. Des efforts sincères sont faits pour les remettre sur le marché de l'emploi. Et ça fonctionne! Le gros point noir, je répète, c'est notre système éducatif. On y met davantage de moyens que la moyenne de l'OCDE avec des résultats très inférieurs. Le niveau global est mauvais et la lutte contre les inégalités est mauvaise. Les résultats de l'étude Pisa font par ailleurs apparaître une forte demande de la part des élèves de plus d'ordre à l'intérieur des classes.
Faut-il « reprendre l'effort volontariste de démocratisation scolaire », comme l'invite dans une note récente Akiko Suwa-Eisenmann, professeure à l'Ecole d'économie de Paris et membre du Cercle des économistes?
On peut pousser davantage une classe d'âge vers le bac, qui ne garantit rien mais sans lequel rien n'est possible. Mais il faut surtout encourager les filières professionnelles, comme en Allemagne. Notre système pousse aujourd'hui 11% de jeunes en dehors du système sans diplôme ni formation. Plus d'un enfant sur dix! La bascule entre vie étudiante et vie professionnelle est-elle plus compliquée qu'avant? Il faut remettre les choses en perspective. Aux Etats-Unis, une année universitaire coûte 59000 dollars, un master 300000 dollars. En France, cette même année universitaire est payée par le contribuable. Ne jouons pas aux enfants gâtés. On ne peut pas demander toujours plus d'aides, toujours plus de dépenses, donc toujours plus d'impôts. Par contre, il faut davantage cibler ces aides sur les plus nécessiteux, et surtout réclamer davantage d'efficacité au système scolaire.
Quelles sont les attentes des jeunes vis-à-vis de leur avenir professionnel?
Ils angoissent à l'idée d'entrer sur le marché du travail parce qu'ils sont peu autonomes. Ils n'affichent pas d'ambitions débordantes: 59% nourrissent de sérieux doutes quant à leur avenir professionnel et près d'un sur deux estime que le travail est d'abord un gagne-pain. Ils n'ont pas vraiment l'esprit d'entreprise (11% envisagent de créer leur propre entreprise) et sont 82% à avoir une vision positive du CDI. Ils cherchent surtout de la sécurité.
Et que disent-ils sur l'environnement?
La génération climat n'est pas un mythe: 81 % estiment que l'environnement est une urgence absolue. Mais un jeune sur deux se sent impuissant face à la crise. Leur manque d'implication collectif est frappant, même si 81% déclarent se restreindre régulièrement par conscience environnementale. Ici aussi, on constate une demande d'autorité: près de 4 jeunes sur 10 ne seraient pas opposés à une politique autoritaire de l'Etat en la matière. Seuls 13% d'entre eux rejettent une écologie punitive.
Article paru dans L'Opinion le jeudi 14 juin 2022