Cet article a été publié dans le magazine de vulgarisation scientifique de TSE, TSE Mag. Il fait partie du numéro paru à l’automne 2023, dédié au "Monde du Travail". Découvrez le PDF complet ici et écrivez-nous pour recevoir une copie imprimée ou nous partager vos impressions, à cette adresse mail.
Les nouvelles technologies peuvent perturber considérablement les emplois et les moyens de subsistance. Dans l'Angleterre et la France du XIXe siècle, les ouvriers du textile - les luddites et les canuts - ont réagi à l'innovation industrielle par de violentes manifestations. Les travailleurs d'aujourd'hui devraient-ils trembler face à l'essor de l'intelligence artificielle (IA) ? François Poinas de TSE, estime que l'IA est susceptible d'avoir des effets contradictoires sur l'emploi, les inégalités et l'éducation.
LES EMPLOIS EXISTERONT-ILS ENCORE DANS LE FUTUR?
Dans le passé, les révolutions technologiques ont toujours conduit à la création, ainsi qu’à la destruction d'emplois, mais jamais à la fin du travail. Compte tenu de la nature du développement actuel de l'IA (autour de l'apprentissage automatique et des méthodes associées), il n'y a pas de raison particulière de penser qu'il en ira différemment cette fois-ci. L'IA est plus susceptible d'automatiser des tâches spécifiques au sein d'un emploi que des professions entières. Toutefois, les développements dans le domaine de l'apprentissage automatique, tels que l'apprentissage profond et les réseaux de neurones, auront des conséquences importantes pour de nombreuses professions.
Par exemple, dans le domaine de la santé, des machines peuvent être formées pour prédire la probabilité qu'un patient succombe à une maladie particulière en fonction de ses antécédents médicaux et de son mode de vie. Dans le domaine de la finance, les algorithmes peuvent aider à prédire le cours des actions en bourse. Ces technologies peuvent remplacer les travailleurs dans certaines tâches mais, en améliorant la productivité, elles peuvent apporter une valeur ajoutée qui accroît la demande de main-d'œuvre. L'IA peut également créer de nouvelles tâches pour lesquelles la main-d'œuvre dispose d'un avantage comparatif.
L'impact sur les travailleurs dépend de la question suivante : les tâches qu'ils effectuent sont-elles un complément ou un substitut à l'IA ? Les chercheurs ont classé les professions en fonction de la probabilité qu'elles puissent être exécutées par l'IA, soit en utilisant l'avis d'experts (Brynjofson, Mitchell, Rock, 2018), les brevets (Webb, 2021) ou l'avancement des capacités de l'IA (Felten, Raj, Seamans, 2018). Cette littérature florissante n'est pas encore parvenue à un consensus sur l'effet de l'IA sur les emplois. Les premiers estiment qu'il n'y a pas de profession dans laquelle toutes les tâches sont susceptibles d'être remplacées par l'IA, et que les professions à haut et à faible niveau de compétences sont toutes menacées, tandis que Webb estime que les professions à haut niveau de compétences seront les plus touchées. ->
LES CARRIÈRES GRATIFIANTES SERONT-ELLES REMPLACÉES PAR DES EMPLOIS PRÉCAIRES, À DURÉE LIMITÉE AVEC DES CONDITIONS DE TRAVAIL DÉTÉRIORÉES?
Les emplois de demain seront différents, avec des tâches différentes. De nombreuses activités répétitives et prévisibles sont faciles à automatiser, mais les tâches qui requièrent une dextérité manuelle fine, une prise de décision complexe, de la créativité, de l'intelligence sociale et un engagement émotionnel pourraient être moins susceptibles d'être remplacées par des machines.
L'IA peut remplacer les travailleurs, mais c'est aussi un outil qui peut augmenter les capacités humaines et permettre aux travailleurs de se concentrer sur des tâches à plus forte valeur ajoutée. Cela peut conduire à une transformation de l'emploi plutôt qu'à une perte d'emploi. Par exemple, l'IA peut être très utile pour interpréter des images radiographiques, ce qui permet aux radiologues de consacrer plus de temps à d'autres tâches pour lesquelles l'IA est moins adaptée, telles que le choix des images, l'interprétation des résultats de la machine et la combinaison d'informations qualitatives.
Les travailleurs vont-ils souffrir ou bénéficier de l'IA ? Tout dépend de l'ampleur de la création et de la destruction d'emplois, ainsi que des caractéristiques des métiers concernés, notamment en matière de compétences. Si l'emploi se raréfie, les travailleurs auront moins de pouvoir de négociation pour exiger de bonnes conditions de travail et de bons salaires. Ces effets ne seront pas uniformes parmi les travailleurs si certains groupes sont plus touchés que d'autres. Ainsi, si l'IA remplace davantage d'emplois hautement qualifiés, augmentant ainsi la concurrence pour les emplois moins qualifiés, cela peut contraindre des travailleurs auparavant bien rémunérés à accepter des conditions moins bonnes, du travail à temps partiel et des contrats à court terme.
L'IA VA-T-ELLE ACCROÎTRE LES INÉGALITÉS?
L'impact sur les inégalités dépend également de la manière dont les différents groupes de travailleurs qualifiés sont affectés. Dans les années 1980 et 1990, les innovations informatiques ont permis l'automatisation des tâches cognitives routinières, ce qui a eu pour effet net de réduire l'emploi dans les groupes de travailleurs moyennement qualifiés et d'augmenter l'emploi dans d'autres groupes, contribuant à accroître l'inégalité salariale (Autor, Dorn, 2013). Si les travailleurs hautement qualifiés voient leurs emplois détruits alors que les autres groupes ne sont pas touchés, les technologies de l'IA peuvent réduire l'écart salarial existant.
COMMENT LES ÉTUDIANTS PEUVENT-ILS SE PRÉPARER À UN MARCHÉ DU TRAVAIL DOMINÉ PAR L'IA?
Il y aura des opportunités d'emploi dans l'industrie de l'IA - pour assurer le développement, l’entrainement et la maintenance des systèmes d'IA - mais aussi dans les secteurs qui utiliseront l'IA comme un outil. Les employés doivent être préparés à travailler avec ces outils d'IA, notamment en termes d'acquisition de compétences. Les développeurs ont également la possibilité de créer de nouvelles tâches et de mettre au point de nouveaux outils d'IA qui ne se contentent pas de remplacer les humains dans leur travail, mais qui renforcent l'emploi.
La formation des travailleurs au développement de produits d'IA nécessitera des compétences en matière d'optimisation, de programmation et de big data. La formation devra également être adaptée à d'autres emplois affectés par l'IA à mesure que certaines tâches seront remplacées. Par exemple, si les bus deviennent de plus en plus automatisés, la formation de leurs opérateurs humains devrait se concentrer moins sur la conduite et davantage sur d'autres dimensions telles que les relations avec les passagers et la résolution de problèmes.
POUR ALLER PLUS LOIN
- “Skills, Tasks and Technologies: Implications for Employment and Earnings.” In Handbook of Labor Economics. Vol. 4, Part B, ed. David Card and Orley Ashenfelter, 1043–1171. Daron Acemoglu and David H Autor. 2011.
- Occupational, industry, and geographic exposure to artificial intelligence: A novel dataset and its potential uses, E. Felten, M. Raj, R. Seamans, 2021.
- The Impact of Artificial Intelligence on the Labor Market, M. Webb, 2020.
- What Can Machines Learn, and What Does It Mean for Occupations and the Economy? E. Brynjolfsson, T. Mitchell, and D. Rock, 2018.
- The Growth of Low-Skill Service Jobs and the Polarization of the US Labor Market, D. H. Autor and D. Dorn, 2013.
