Dans une tribune au "Monde", les huit rédacteurs du rapport de 2022 sur la crédibilité de l’expertise du conseil scientifiique de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation s’inquiètent de la méthodologie retenue pour son nouveau rapport sur la toxicité des pesticides SDHI.
L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (Anses) a publié en novembre un avis associé à un rapport d’expertise collective sur la toxicité d’une famille de pesticides, les inhibiteurs de la succinate déshydrogénase (SDHI).
Alors que l’Anses communique de façon rassurante sur l’absence de préoccupation sanitaire liée aux SDHI, la lecture du rapport révèle un fonctionnement particulièrement difficile au sein du collectif d’expertise, et l’absence de vision partagée entre les experts sur la toxicité de ces pesticides.
Un point attire spécifiquement l’attention: deux experts du groupe de travail ont écrit un avis divergent sur la conduite de l’expertise elle-même. L’autosaisine de l’agence qui a donné lieu à cette expertise portait sur l’analyse des valeurs toxicologiques de référence (VTR) des SDHI, des indices toxicologiques réglementaires visant à qualifier ou quantifier un risque pour la santé humaine. L’action des SDHI cible les mitochondries et leur mécanisme de respiration cellulaire indispensable aux êtres vivants.
Les deux experts questionnent la robustesse de l’analyse, car la restriction aux VTR dans la question qui leur était posée n’a pas permis au collectif d’étudier toute l’étendue des effets toxiques suspectés, notamment ceux liés à la toxicité mitochondriale ou à la perturbation endocrinienne qui sont peu couverts par les VTR réglementaires.
Dans une réponse adressée à cet avis divergent, la direction de l’Anses précise que, loin d’être strictement réglementaires, les VTR constituent avant tout des repères scientifiques résultant d’une analyse méthodique des connaissances disponibles sur la toxicité d’une substance. A l’appui de cette affirmation, elle renvoie au guide méthodologique d’élaboration des VTR publié par l’agence en 2017, qui explicite ces modalités d’analyse.
La lecture de ce guide méthodologique montre que son rapport à la science académique est pourtant lointain. Si environ cinquante articles publiés dans des revues scientifiques y sont cités, la moitié de ces articles est liée à l’industrie (pharmaceutique, chimique, agrochimique, etc.) ou à des entreprises de conseil sur l’évaluation des risques ou de tests toxicologiques, par leurs auteurs ou leurs financements.
L’influence des industriels
L’un de ces articles est maintenant connu pour avoir été "ghostwrité" [écrit avec un faux nez] par Monsanto. Trois sont liés à l’International Life Sciences Institute, organisation internationale de lobbying par la science financée par une diversité d’industries, qui promeut des méthodes de science réglementaire avantageant les industriels. Dix sont publiés dans la revue Regulatory Toxicology and Pharmacology, publication d’une association dominée par des groupes commerciaux industriels très représentés au sein du comité éditorial. La plupart des autres articles sont liés à des agences publiques qui ont des activités en rapport avec la réglementation des produits, et seuls dix d’entre eux sont écrits uniquement par des auteurs académiques et sans financement industriel.
Enfin, les autres références citées dans ce guide méthodologique de l’Anses sont essentiellement des rapports, avis ou lignes directrices se situant dans un cadre réglementaire. En d’autres termes, l’"analyse méthodique des connaissances scientifiques" prônée par le guide méthodologique de l’Anses reste très influencée par les normes en vigueur et le point de vue des industriels, et ne permet pas d’investiguer librement l’étendue des effets toxiques suspectés aujourd’hui.
Les analyses présentées dans le rapport d’expertise sur la toxicité des SDHI ont-elles pu prendre pleinement en compte les enjeux scientifiques et sanitaires de ces pesticides SDHI en limitant les efforts sur l’analyse des VTR? En l’état, le guide méthodologique sur lequel s’appuie ce rapport cite les références bibliographiques sans les pondérer selon les liens d’intérêt.
En effet, ni l’Anses ni les autres institutions publiques françaises ne se sont dotées d’une méthodologie d’analyse des conflits d’intérêts dans la littérature mobilisée dans ces expertises, une question qui reste à l’appréciation des groupes d’experts. Le comité de déontologie de l’Anses recommandait pourtant, dès 2016, la mise en place d’une telle méthodologie, tant la science académique a montré clairement que le financement ou l’autorat des articles ont une influence sur leurs résultats.
Dans son rapport sur la crédibilité de l’expertise scientifique en 2022, le conseil scientifique de l’Anses avait pris pour illustration le glyphosate, les néonicotinoïdes et les SDHI pour recommander lui aussi, parmi vingt-sept mesures à prendre, de développer une méthodologie de criblage systématique des liens d’intérêt dans les revues bibliographiques mobilisées (conflits d’intérêts des auteurs et éditeurs, financement des études et des journaux scientifiques).
Pour être crédible quand elle entend mobiliser des connaissances scientifiques et non uniquement des cadres réglementaires restreints, l’Anses doit s’appuyer sur toutes les données scientifiques non biaisées par des conflits d’intérêts, et considérer avec prudence les publications écrites ou financées par l’industrie avec une méthodologie claire d’identification et de pondération. Ce n’est qu’à cette condition que les avis de l’Anses seront vraiment établis scientifiquement et pourront bénéficier de la confiance des citoyens et des citoyennes.
Les signataires sont les auteurs du rapport de 2022 du groupe de travail du conseil scientifique de l’Anses sur la crédibilité de l’expertise scientifique : Francine Behar-Cohen, ophtalmologiste, Inserm et AP-HP ; Jean-Marc Bonmatin, chimiste, CNRS ; Catherine Dargemont, biologiste, CNRS, en disponibilité; Marion Desquilbet, économiste, Inrae et Ecole d’économie de Toulouse ; Christian Ducrot, épidémiologiste, Inrae ; Pierre-Benoit Joly, sociologue, Inrae ; Alain Kaufmann, sociologue, université de Lausanne ; Emmeline Lagrange, neurologue, CHU Grenoble-Alpes
Article paru dans Le Monde, le 20 décembre 2023. Tribune avec un collectif de huit chercheurs.
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