L’attention portée par les médias, ces dernières semaines, au phénomène de harcèlement sexuel s’est concentrée sur la détresse des personnes harcelées, mais n’a pas beaucoup exploré les effets de long terme sur leur évolution professionnelle, faute de preuves empiriques. Une étude menée par une doctorante en économie de l’université Brown, à Rhode Island (Etats-Unis), tombe très bien. Elle suggère que le harcèlement peut avoir des conséquences néfastes sur le très long terme, en décourageant les jeunes femmes de poursuivre leur carrière au plus haut niveau « Safety First : Perceived Risk of Street Harassment and Educational Choices of Women », par Girija Borker, novembre 2017.
Si les conclusions de l’étude n’ont pas encore été validées par une revue à comité de lecture, son approche méthodologique est impressionnante.
L’auteure a mené une enquête auprès de quelque quatre mille étudiants de l’université de Delhi. Celle-ci comprend plusieurs facultés (colleges), qui disposent chacune de la liberté de choisir un seuil de sélection des candidats en fonction de leurs notes au « baccalauréat » indien.
Ces seuils reflètent un classement plus ou moins objectif des facultés selon leur qualité académique – puisque les facultés qui peuvent compter sur une plus grande demande se sentent libres de choisir un seuil plus élevé.
Le « choix discret »
La note de chaque étudiant fixe par conséquent la liste des facultés entre lesquelles il a le droit de choisir. Mais il n’y a pas que la qualité académique qui entre en jeu ; chaque étudiant va en effet faire un arbitrage selon d’autres critères, comme, par exemple, la distance entre l’établissement et son domicile. Le choix final de l’étudiant permet donc à la chercheuse de calibrer ses préférences entre ces différents critères.
La technique d’analyse est déjà bien connue des chercheurs qui travaillent dans le domaine de ce qu’on appelle le « choix discret » – par exemple, quand un consommateur choisit entre différentes marques de voiture ou entre différents modes de transport pour se rendre à son lieu de travail. Elle permet aux économistes de calibrer le prix que les usagers seraient prêts à payer pour un trajet plus court en transport en commun, une information utile pour des études de faisabilité de nouvelles lignes de métro.
L’originalité de la présente étude est que la chercheuse a pu mesurer non seulement la distance et le temps de trajet entre chaque faculté et la résidence de chaque étudiant en mesure de la choisir, mais aussi le risque de harcèlement sexuel sur le trajet, grâce à des chiffres de criminalité et à une application qui agrège des témoignages d’usagers des transports.
Conséquences très marquées
Les résultats de cette analyse sont inquiétants. Pour éviter de faire un trajet domicile-faculté où elle encourt un risque de harcèlement qui est de 3 % plus élevé que la moyenne, une étudiante est prête à préférer une faculté située dans la deuxième moitié du classement académique, plutôt qu’une faculté située dans les 20 % du haut du classement. Alors que les étudiants hommes ne montrent presque aucune préférence pour éviter de tels trajets.
Ces préférences ont des conséquences très marquées. Alors que les jeunes femmes sortent du lycée avec des notes qui, en moyenne, devancent légèrement (de 2 %) celles des jeunes hommes, elles choisissent des facultés qui sont situées en moyenne 8 % plus bas dans le classement académique. Le harcèlement de rue expliquerait ainsi à lui seul une grande part de l’écart entre le talent des jeunes femmes et leur représentation dans les rangs des grands entrepreneurs, des grands scientifiques et des leaders politiques indiens.
Certes, les rues de Delhi ne sont pas celles de Paris ou de Londres. Mais le harcèlement s’insinue autant dans les couloirs que sur les boulevards, peut-être même davantage car, dans les couloirs, il est encore plus difficile de l’éviter.