Les crises viennent parfois débloquer des situations figées depuis des années. Celle du Covid en est une parfaite illustration. C'est en 1965 que l'alarme sur le réchauffement climatique fut lancée par le président Lyndon B. Johnson devant le congrès américain, et que l'économiste Mancur Olson modélisa la notion de «passager clandestin », selon laquelle chacun tend à laisser aux autres le soin de faire les efforts nécessaires à la collectivité La réaction logique est de pénaliser de tels comportements - c'est-à-dire, dans le cas du climat, ceux qui refuseraient de limiter leurs émissions de gaz à effet de serre. D'où la proposition du Prix Nobel d'économie William Nordhaus de regrouper les pays s'engageant dans la lutte contre le réchauffement climatique au sein d'un club qui taxerait les produits importés en provenance des autres pays. Ces recommandations sont restées lettre morte jusqu'à l'an dernier.
Sous l'impulsion de la France et de l'Allemagne, l'Europe finit par accepter en mars 2020 de mettre en place un budget conséquent pour venir en aide aux pays les plus affectés par la crise, tout en annonçant (entre autres) une taxe carbone aux frontières pour financer de façon pérenne un tel budget. Le parlement européen a ensuite voté en mars 2021 en faveur d'un mécanisme dit «d'ajustement carbone aux frontières».
Sa mise en place est délicate: faut-il se limiter à certains secteurs industriels? Taxer tout ou partie du carbone émis au long du processus de production du bien importé? A quel niveau? La réponse vient en partie des contraintes imposées par l'Organisation mondiale du commerce (OMC): un tel mécanisme ne sera compatible avec les règles de l'OMC qu'à condition de ne pas discriminer entre produits importés et ceux produits sur place. Il doit donc se calquer sur le système en place en Europe, soit le marché de permis d'émission européen ETS.
L'un des enjeux est la réduction des «fuites de carbone», autrement dit éviter qu'une politique ambitieuse en Europe ne conduise les industries polluantes à se relocaliser dans des pays moins exigeants sur le plan environnemental. Pour autant, d'après les travaux récents, la taxe envisagée par le parlement européen ne permettrait de réduire que d'un tiers ce phénomène. Et celui-ci serait relativement marginal aujourd'hui, car les mesures à l'encontre du réchauffement climatique sont trop faibles pour générer des délocalisations importantes. De fait, l'Europe distribue gratuitement des permis d'émission à ses industries susceptibles de perdre en compétitivité et d'être victimes de telles «fuites de carbone». Le véritable enjeu est de rendre acceptable par les industriels européens une politique environnementale plus ambitieuse - en les protégeant d'une concurrence déloyale -, et de mettre sous pression nos partenaires commerciaux qui rechignent à procéder de même. L'Europe a beau être la région du monde la plus volontariste en la matière, ses efforts depuis trente ans - une baisse de 21 % des émissions - sont restés vains, car compensés par la hausse du contenu carbone de nos importations.
En l'absence de taxe aux frontières, les lobbies industriels peuvent facilement prétexter du risque de perte de compétitivité pour s'opposer aux mesures environnementales. Une taxe carbone aux frontières viendrait changer profondément la donne en brisant ce cercle vicieux, et en incitant au contraire d'autres pays à rejoindre le club des pays engagés dans la lutte contre le réchauffement climatique.
Article publié dans Les Echos le 20 mai 2021
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