Toulouse à la pointe du capitalisme ? La première entreprise par actions du monde a vu le jour au XIVème siècle sur le site du Bazacle, à quelques dizaines de mètres de l’université.
Comprendre pour entreprendre : Vous vous intéressez depuis plusieurs années aux Moulins du Bazacle, première entreprise par actions du monde, dites-vous. Pouvez-vous nous raconter cette histoire ?
Sébastien Pouget : C’est l’historien du droit, Germain Sicard qui a mis en évidence dans sa thèse de doctorat soutenue en 1952, qu’au cœur du Moyen-Age, en 1372 précisément, était née sur les bords de Garonne la première société par actions moderne, avec toutes les caractéristiques associées : des propriétaires non meuniers dont la responsabilité n’était pas engagée au-delà de leur apport initial et qui pouvaient revendre leurs parts comme ils le souhaitaient (ils seront vite plusieurs centaines), une Assemblée Générale (Conselh general dels senhors paries am gran deliberacio) qui discutait des choix importants et faisait vérifier les comptes, et un Conseil d’Administration plus restreint (Regence) qui nommait les dirigeants des Moulins et contresignait les grands contrats.
Cette histoire était un peu tombée dans l’oubli et les spécialistes considéraient généralement que la première entreprise par actions était la Compagnie Hollandaise des Indes Orientales, créée au début du XVIIème siècle. Mais la thèse de Germain Sicard va être rééditée, en anglais, aux presses de l’Université de Yale, et le caractère pionnier de l’entreprise toulousaine devrait être plus largement connu.
Vous avez vous-même étudié les comptes des Moulins, sur six siècles.
Avec deux collègues, David Le Bris et William Goetzmann, nous avons effectivement étudié sa valorisation, depuis le Moyen Age jusqu’à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Les Moulins ont survécu à des guerres, des inondations, des épidémies, des révolutions, en ne cessant que rarement de verser ses profits sous forme de dividendes aux propriétaires. A partir de 1888, ils arrêtent de moudre du blé et produisent de l’hydroélectricité. L’entreprise est ensuite nationalisée en 1946 et son usine fonctionne toujours au sein d’EDF.
Comment expliquer que l’entreprise par actions soit née à Toulouse qui n’était pas une des villes d’Europe les plus actives ?
Le droit coutumier en vigueur à l’époque dans le sud de la France rendait possible des structures juridiques appelées pariages qui permettaient la propriété collective d’un bien, au départ le plus souvent pour répartir un héritage. Cette structure juridique va être utilisée pour gérer les moulins dès le XIIème siècle. Elle va ensuite évoluer en fonction des besoins, aboutissant à la création en 1372 de l’ “Honor dels molis del Bazacle“, véritable première société par actions. On peut consulter la charte de sa fondation aux Archives. Elle mesure trois mètres de long ! Dès le départ, les propriétaires sont très nombreux, dont des femmes et des investisseurs institutionnels, notamment des collèges universitaires et des communautés religieuses. Assez vite, comme attesté par des statuts de 1532, la société se dote d’une gouvernance très sophistiquée avec un directeur général, un responsable de production, un directeur financier, des auditeurs des comptes… Mais ce qui m’a surtout intéressé, c’est le contexte politique dans lequel a vu le jour et s’est développée cette entreprise à la structure originale.
Dans quel contexte politique se sont développés ces Moulins ?
Depuis le XII ème siècle, la ville jouit d’une autonomie presque complète et on en parle comme de la " République toulousaine ". Les Capitouls qui dirigent Toulouse sont des marchands qui favorisent l’activité économique par une législation propre à sécuriser les entrepreneurs. La fiscalité est aussi propice. Les propriétaires doivent verser des taxes annuelles et des droits de mutation, mais alors que ces droits sont de 20% à Paris par exemple, ils deviennent vite symboliques à Toulouse. Ce contexte institutionnel explique pour une bonne part le développement des Moulins, dont les parts commenceront rapidement à s’échanger, même si le rythme des échanges, tempéré par une taxe sur les transactions, peut aujourd’hui nous paraître assez lent.
Interview réalisée par UT1 Capitole