La restructuration de l'opérateur historique doit permettre à l'entreprise de se maintenir parmi les leaders mondiaux de l'électricité, observe l'économiste.
Alors que le gouvernement négocie avec Bruxelles, la direction d'EDF peine, dans l'Hexagone, à défendre son projet de restructuration. L'objectif d' « Hercule » est d'attirer de nouveaux investisseurs en regroupant les activités les plus lucratives au sein d'une même entité, tout en échappant aux foudres de Bruxelles sur celles contestées. Pour comprendre les enjeux complexes de cette réforme, il faut se pencher sur le passé.
Créé par une loi du 8 avril 1946, qui instituait, en France, un monopole public de l'énergie électrique, EDF se lance d'emblée dans d'ambitieux ouvrages hydroélectriques. Suivra le programme nucléaire civil, qui vise à asseoir l'indépendance énergétique du pays. Une surestimation de la demande conduit, dans les années 1980 et 1990, à une surcapacité de production. La catastrophe de Tchernobyl finit d'enterrer le programme de construction de centrales nucléaires, qui est gelé en 1998. C'est à cette époque que l'Union européenne lance le marché intérieur de l'énergie.
Une directive de 1997 met fin au monopole public d'Etat en ouvrant le marché de l'électricité à la concurrence. Afin de ne pas fausser cette dernière, l'Europe exige que les activités de transport et de distribution, qui constituent des monopoles naturels, soient séparées de celles de production et de vente, jugées plus concurrentielles : Réseau de transport d'électricité (RTE) est ainsi créé en 2000 et ERDF, l'ancêtre d'Enedis, qui s'occupe de la distribution, en 2008. Les activités de ces deux filiales d'EDF, devenu, en 2005, une société anonyme avec pour actionnaire principal l'Etat français, sont régulées par la Commission de régu lation de l'énergie (CRE), sous l'oeil noir de la Commission européenne, qui n'apprécie guère que le groupe reste ainsi intégré.
Annoncer la couleur
EDF va profiter de l'ouverture à la concurrence pour écouler ses surplus d'électricité et pour lancer d'ambitieux projets, dont le réacteur de type EPR, et de nombreuses acquisitions à l'international. EDF devient ainsi, en 2017, le troisième producteur mondial d'électricité en termes de chiffre d'affaires, derrière la State Grid China et l'italien ENEL. Mais ces investissements, pour certains hasardeux, ont creusé la dette du mastodonte, estimée aujourd'hui à 42 milliards d'euros. Avec un chiffre d'affaires de 71,3 milliards d'euros et malgré une recapitalisation de 4 milliards de l'Etat en 2017, EDF peine aujourd'hui à se financer.
Le projet « Hercule », dévoilé en avril 2019, vise donc à attirer des capitaux privés pour poursuivre l'expansion du groupe et ses investissements dans de nouveaux projets, notamment le renouvelable. Dans cette perspective, EDF souhaite diviser son activité en deux entreprises : EDF « vert », ouverte aux investisseurs privés, regrouperait les activités issues des énergies renouvelables, du distributeur Enedis, très rentable, et des opérations commerciales du groupe. EDF « bleu », entièrement contrôlée par l'Etat, gérerait le transport via RTE, ainsi que les activités nucléaires françaises. Initialement prévu pour 2022, le projet se heurte aux réticences de Bruxelles et à l'opposition des syndicats, qui craignent une dégradation du statut des salariés et une érosion du budget de leur puissant comité d'entreprise, la Caisse centrale d'activités sociales (CCAS), dotée à hauteur de 1 % des ventes d'énergie (contre 1 % de la masse salariale ailleurs). Les parlementaires sont également circonspects.
D'Hercule à Chimère
Il est étonnant qu'après les réformes des années 2000 visant à la désintégration verticale du groupe, EDF cherche à réintégrer le transport, via RTE, et la production d'électricité (nucléaire) au sein d'une même entité, sans y inclure la distribution qui, elle, serait rat tachée à la production d'énergie renouvelable et thermique classique et aux activités commerciales. Avec des logiques commerciales et financières différentes, ces deux entités « bleue » et « verte » pei neront à tirer profit des économies d'échelle et de gamme, pourtant importantes dans le secteur. Isoler ainsi le transport de la distri bution va générer des pertes de pro ductivité, sans parler des problèmes de droit de la concurrence que ces deux structures risquent de soulever.
Ensuite, s'il est naturel que l'Etat veuille garder la main sur les centrales nucléaires, du fait des externalités, tant positives par leur côté décarboné, que négatives à cause du risque d'accident, l'argument du bien commun, invoqué pour justifier leur rattachement au transport, est inapproprié. L'électricité, quelle que soit son origine, est de fait un bien privé. Un des enjeux des dis cussions avec Bruxelles concerne en réalité la révision de l'Accès régulé à l'électricité nucléaire historique (Arenh), qu'EDF a dû concéder pour pouvoir rester un groupe intégré. L'entreprise doit vendre au prix de 42 euros le mégawattheure un quart de sa production électronucléaire aux fournisseurs alternatifs qui en font la demande. Ces derniers n'exerçant cette option que lorsque les cours du marché sont hauts, l'Arenh aurait fait perdre à EDF entre 5 et 10 milliards d'euros depuis 2011.
Enfin, il y a le problème des concessions hydroélectriques échues que l'Etat et EDF refusent d'ouvrir à la concurrence, en dépit des injonctions de Bruxelles. L'hydraulique ferait ainsi l'objet d'une filiale dédiée, EDF « azur », dans le but d'exploiter une exception prévue à la mise en concurrence des concessions pour les entreprises dont au moins 70 % de l'activité sont consacrés à l'hydro électricité. Tout compte fait, le nom de « Chimère » aurait été plus approprié pour ce projet constitué de différentes parties hétéroclites, et que la direction poursuit en dépit de la réalité.
Publié dans Le Monde, le 19 février 2021