Le Covid semble avoir lancé un mouvement profond vers le télétravail. Certains mettent en avant l'exemple de familles changeant de région pour s'installer à la campagne ou en bord de mer, et entièrement travailler à distance. Comme seulement une fraction de l'emploi pourrait être ainsi entièrement menée à distance - près de 40 % selon les analyses récentes - cette tendance pourrait être génératrice d'inégalités et de stratification sociale. Et les Cassandre expriment la crainte de voir des emplois massivement remplacés par des « télémigrants » localisés dans des pays à moindres coûts salariaux. Faut-il vraiment s'attendre à une telle révolution ?
Intéressons-nous aux forces économiques en jeu. Les entreprises ont investi durant la pandémie dans la transformation digitale, mais il ne s'agit pas d'une rupture technologique soudaine : les outils permettant de travailler à distance, et donc pour les entreprises d'économiser sur leurs locaux ou de sous-traiter vers des pays en développement, étaient déjà en place bien avant la pandémie. Certes, ces outils se perfectionnent mais l'évolution aujourd'hui est d'abord d'ordre culturelle : une prise de conscience des bienfaits du télétravail tant au niveau de l'organisation du travail que sur le bien-être individuel.
Elle vient potentiellement s'opposer aux « effets d'agglomération » identifiés par l'économiste Alfred Marshall à la fin du XIXe siècle. Ce terme désigne plusieurs sources de gains de productivité résultant de la concentration géographique des activités : doubler la densité induirait un gain de productivité compris entre 3 % et 5 %, ce qui est considérable et explique l'émergence de pôles technologiques à travers le monde, à l'instar de la fameuse Silicon Valley. Certains
travaux récents montrent que ces effets jouent à un niveau très local, les entreprises cherchant spontanément à se localiser très proches de leurs homologues - dans la même rue, le même bâtiment, voire au même étage. L'un des mécanismes en jeu est la diffusion de connaissances lorsque les individus se croisent - en réunion, dans un couloir, ou le soir autour d'une bière ! Basculer à 100 % vers le télétravail risquerait donc de faire perdre une source importante de gains de productivité : c'est en grande partie à travers des rencontres physiques, et non virtuelles, qu'encore aujourd'hui les idées s'échangent et que l'innovation apparaît. De plus, la communication non verbale représenterait plus de 70 % des informations échangées lors de telles rencontres, et serait déterminante pour nouer un lien de confiance. L'observation des mouvements des prix de l'immobilier est à cet égard riche d'enseignement. Les économistes Arjun
Ramani et Nicholas Bloom montrent que ces prix baissent significativement dans les centres des grandes villes américaines et remontent en périphérie - 10 % dans le centre de Manhattan et +7 % à Long Island sur un an par exemple.
Rien de tel n'est observable entre grandes villes et régions plus rurales.
Les familles se déplaceraient en périphérie pour bénéficier d'un meilleur cadre de vie, tout en restant à distance raisonnable de leur lieu de travail d'origine. On assisterait donc plutôt à la mise en place d'un télétravail partiel - de 1 à 3 jours par semaine. Ce développement pourrait permettre dans l'immédiat de mieux combiner vie personnelle et vie professionnelle, contacts physiques et échanges distants d'information, sans entraîner de bouleversement trop brutal sur le marché du travail.
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