Le jeudi 9 novembre 2017, le Conseil et le Parlement européens ont conclu un accord provisoire pour préparer la Phase 4 du très controversé marché du carbone. Ce compromis reste à officialiser, mais il mérite d'être signalé car il conclut des mois de discussions entre les Etats membres de l‘UE, le Parlement et la Commission en vue de réformer le Système communautaire d’échange de quotas d’émission pour l'après 2020.
Un marché mal aimé
Depuis 2005 les émissions de gaz à effet de serre par les grandes entreprises industrielles et les producteurs d'énergie de l'Union européenne sont assujetties au Système communautaire d’échange de quotas d’émission, plus connu sous le sigle anglais ETS, pour "Emission Trading System". Il s'agit d'une application du principe énoncé par Ronald Coase dans les années 1960 selon lequel une allocation optimale des ressources passe toujours par une définition explicite de droits de propriété. Appliqué au stock de gaz à effet de serre présents dans l'environnement, cela donne un système de quotas négociables dans lequel les grandes entreprises émettrices obtiennent, soit gratuitement, soit par enchères organisées par les Etats membres, le droit d'émettre dans l'atmosphère un certain tonnage d'équivalent CO2. S'il s'avère que la dotation initiale est trop grande ou trop faible par rapport aux besoins nés de l'activité industrielle, les droits manquants peuvent être achetés et les droits excédentaires peuvent être vendus sur une bourse. Ce système dit de "cap and trade" (plafond et échange) donne naissance à un prix du carbone, cible des récriminations à la fois des adversaires de toute marchandisation de l'environnement et des tenants de l'autre solution qui consiste à fixer une taxe sur chaque tonne de CO2 émise, taxe égale au dommage environnemental provoqué par cette tonne.[1] Bien sûr, les vols et fraudes à la TVA imputables à une mauvaise coordination des politiques nationales n'ont pas contribué à améliorer l'image de l'ETS dans l'opinion.
Prix à un chiffre
Le prix de la tonne sur l'ETS tourne actuellement autour de 7€. De quoi désappointer ceux qui pensaient que le marché des droits allait déclencher des investissements massifs dans les technologiques décarbonées. A ce prix, le surcoût des productions issues de la combustion d'énergies fossiles ne justifie pas un changement drastique de source d’énergie.[2] Autres déçus, les Etats membres qui spéculaient sur quelques milliards d'euros tirés de la vente aux enchères des droits à certaines industries incapables de se délocaliser, en particulier l'industrie électrique. En fait, comme le sait bien la ménagère habituée à faire son marché, si l'offre est abondante ou la demande faible, le prix est bas. Or, sur l'ETS, l'offre est pléthorique et la demande est déprimée.
Côté demande, la consommation d’énergie est plus faible que prévue parce que l'activité économique a fléchi dans l'ensemble des pays de l'UE. Elle a aussi été réduite par les aides à l’efficacité énergétique (isolation des logements) ainsi que par les subventions généreuses des Etats aux énergies éolienne et solaire, rendant moins nécessaires les droits à émettre du CO2. Côté offre, derrière une union de façade les égoïsmes nationaux ont conduit à une allocation initiale de droits trop importante par rapport aux besoins véritables des parties obligées. Le résultat est un matelas de droits d'émission non utilisés ('cumulative surplus' dans la figure jointe) qui s'est progressivement constitué au cours de la décennie passée, tellement important qu'il est étonnant de ne pas voir le prix tomber à zéro.[3]
Source: EEA Report No 18/2017, "Trends and projections in the EU ETS in 2017. The EU Emissions Trading System in numbers."
L'encadrement du marché
Pour faire remonter le prix, les autorités européennes sont déjà intervenues en mettant en place un mécanisme de réserve, sur le modèle des stocks de beurre constitués par la politique agricole commune dans le passé. L'accord du 9 novembre 2017, pour ce qu'on en connait, n'apporte aucune innovation. Mais il resserre les boulons de la machine institutionnelle. D'abord il accélère la réduction des émissions autorisées en relevant le coefficient de baisse annuelle des volumes distribués et il limite le nombre de permis gratuits accordés. Il a aussi pour objectif une meilleure utilisation des recettes tirées des enchères de permis.
Dans la Phase 3 de l'ETS (2013-2020), le volume des droits accordés diminue chaque année de 1,74%. Aux termes de l'accord récent, le taux passerait à 2,2% à partir de 2021. Pour les organisations de défense de l'environnement, on est encore loin du compte: le taux de baisse devrait être supérieur à 4% par an pour rester en phase avec les objectifs fixés lors de la COP 21. En ce qui concerne les surplus de droits non exercés placés dans le mécanisme de réserve, ils restent à un niveau très élevé, de l'ordre d'une annuité d'émission, malgré la diminution des mises aux enchères décidée en 2014. L'accord prévoit un doublement des retraits du marché pour placement dans le mécanisme de réserve et une annulation pure et simple de droits non exercés en 2030.
Les subventions au charbon
L'ETS actuel oblige les entreprises du secteur de l'énergie à acquérir leurs permis d'émission lors d'enchères. Mais il y a une exception: par l'article 10c de la directive créant le marché européen du CO2 (2003/87/CE), huit des États membres ayant adhéré à l'UE après 2004 sont autorisés à allouer des permis gratuitement à des centrales électriques existantes. En contrepartie, les huit pays concernés doivent élaborer des plans financés par l'allocation gratuite pour moderniser leur secteur de l'électricité et diversifier leur bouquet énergétique. Il était convenu que cette exception pourrait être reconduite pour la décennie commençant en 2020. Mais ces pays d'Europe centrale et orientale, en particulier la Pologne, la Roumanie et la Tchéquie, ont utilisé l'aubaine représentée par ces permis gratuits pour subventionner les centrales brûlant du charbon, ce qui est aux antipodes du but affiché par l'article 10c. L'accord du 9 novembre vise à exclure qu'un tel détournement de ressources se reproduise, ce qui suppose que l’on puisse vérifier la véracité des plans de modernisation invoqués.
Le carbone, les renouvelables et les autres
Jusqu'ici, la politique environnementale européenne pour la réduction des émissions de CO2 d'une part et les politiques en faveur des renouvelables et des économies d'énergie d'autre part ont été menées indépendamment, les secondes concurrençant la première alors qu'elles devraient en être un instrument. Cette concurrence a déprimé la demande sur l'ETS puisque, quand les exigences en matière d'énergies vertes sont remplies, les industriels et les producteurs d'énergie ont moins recours aux sources fossiles, et l'incitation à acquérir des droits est donc réduite.
Mais, depuis la Phase 3 de l'ETS, il existe aussi un lien de complémentarité financière: le programme NER300 permet de constituer une 'Réserve pour les Nouveaux Entrants' financée par la vente de 300 millions de permis d'émission. Cette réserve est destinée à financer le déploiement de technologies innovantes dans le domaine des énergies renouvelables et de captage et stockage du carbone. L'évaluation de ce programme est loin d'être faite puisque les projets qui ont été financés ne devraient entrer en exploitation que dans le courant de l'année 2018. L'accord du 9 novembre poursuit sur ce modèle puisqu'il prévoit qu'un Fonds pour l'Innovation dans les technologies bas carbone sera alimenté par les recettes tirées de la mise aux enchères d'un volume dédié de droits d'émission.[4]
Des quantités et des prix
Les mesures contenues dans l'accord du 9 novembre vont bien dans le sens d'une réduction des émissions de CO2 par les industriels de la zone Europe. Cette baisse est probablement insuffisante aux yeux des plus farouches défenseurs de l'environnement mais, appliquée par l'ensemble des grands pays industriels (on pense bien sûr à la Chine, l'Inde et les USA), elle permettrait de voir l'avenir de la planète avec plus d'optimisme.
En revanche, il n'est pas sûr qu'il en résulte une forte hausse du prix de la tonne de CO2, qui se languit en dessous de 10€ depuis le début de la décennie. En effet, tout en réduisant l'offre, les autorités européennes continuent à réduire la demande par des obligations en matière de renouvelables et d'économies d'énergie. Chaque fermeture d'une centrale au charbon ou au gaz, chaque diminution des besoins en énergie primaire à service inchangé, sont autant de bienfaits pour l'environnement. Mais ils réduisent les besoins en permis d'émission, donc tirent le prix de la tonne de CO2 vers le bas. A moins d'imposer un prix-plancher à deux chiffres comme l'ont fait l'Angleterre et la Hollande, il est assez probable que l'activité sur l'ETS continuera de s'équilibrer à un prix très faible dont il ne faudra donc pas attendre un signal de déclenchement d'innovations propres.
Avec le Fonds pour l'Innovation, les autorités européennes créent une perfusion financière entre leur politique en matière d'émissions de CO2 et le soutien aux énergies bas carbone. C'est là que pourra se mesurer le degré de cohérence du système. En effet, jusqu'ici, les secteurs d'activité qui ont prospéré sur la vague verte subventionnée étaient peu préoccupés par le prix des droits d'émission. En faisant du marché des droits la vache à lait des innovateurs en technologies propres, la réforme obligera ces innovateurs à mieux considérer le marché du carbone. Avec leur soutien, la remontée du prix de la tonne, naturelle ou administrée, va devenir une ardente obligation.
[1] C’est la solution propose par un autre économiste Arthur Pigou, dans "The Economics of Welfare", 1920. Le point de vue de R. Coase est exposé dans “The Problem of Social Cost”, 1960.
[2] A titre d'exemple, pour rendre rentable la technologie de captage et stockage du carbone, le chiffre souvent cité (mais difficile à contrôler) est de 100 €/tCO2. Pour la Commission Stern-Stiglitz, un prix du carbone en phase avec les accords de Paris 2015 devrait être dans la fourchette $40–80/tCO2 en 2020 et monter à $50–100/tCO2 en 2030.
[3] Le graphique montre que ce fut le cas à la fin de la Phase 1 de l’ETS, fin 2007.
[4] Il s'agirait de 400 millions de tonnes avec un gain espéré de l'ordre de 10 milliards d'euros selon "Briefing, EU Legislation in Progress", April 2017.