Dans sa délibération du 11 juillet 2019, la Commission de Régulation de l’Energie (CRE) exprime des réserves sur tout accroissement de la capacité d’interconnexion électrique entre la France et la Grande Bretagne au-delà des projets déjà en construction. Elle invoque une évolution peu profitable des fondamentaux du marché, mais aussi le manque de visibilité sur les politiques publiques dans le secteur de l’électricité et sur les modalités de mise en œuvre du Brexit. En quoi le Brexit est-il susceptible d’affecter la rentabilité d’une interconnexion électrique ?
Les interconnexions entre le continent et les îles britanniques
Sur la frontière entre la France et la Grande Bretagne, il y a actuellement une interconnexion électrique opérationnelle de 2 gigawatts (Interconnexion France Angleterre ou IFA). Avec les deux projets en cours de construction (ElecLink et IFA2 pour 1GW chacun), on atteindra une capacité d’interconnexion de 4 GW en 2021.[1] Trois autres projets sont à l’étude, qui pourraient porter la capacité cumulée à 8,8 GW. Ce sont ces trois projets que la CRE juge non rentables, en se basant sur une étude du cabinet Artelys. Sur quatre scenarios envisagés pour l’évolution du mix électrique européen jusqu’en 2040, aucun ne fait apparaitre un bénéfice pour les trois lignes projetées. Dans le scenario le plus favorable, la valeur présente des bénéfices générés par le premier GW d’interconnexion au-delà des 4 GW qui seront opérationnels s’élève à 930 millions d’euros pour un coût estimé de 1 200 m€.[2] Par ailleurs, dans une étude de 2017, la CRE faisait valoir que « si le Royaume-Uni demeure dans le marché intérieur de l’énergie mais que le Brexit a un impact sur la demande d’électricité et sur le développement des capacités de production d’énergie renouvelable, la valeur d’une nouvelle interconnexion pourrait être diminuée de 10 % tandis que, dans le cas où l’on suppose les marchés électriques comme étant découplés, la valeur d’une nouvelle interconnexion pourrait diminuer de plus de 30 %. »
A ces arguments économiques qui soulignent l’absence de rentabilité d’un nouvel investissement, on peut opposer la vision politique communautaire d’intégration des marchés nationaux qui veut porter les capacités d’interconnexion à 10% de la capacité de génération dans chaque Etat membre en 2020, puis 15% en 2030. Mais cette contrainte ne s’imposera plus à la Grande Bretagne dès lors que le Brexit sera effectif.
On objectera avec raison que larguer les amarres politiques ne signifie pas pour autant couper les interconnexions électriques existantes, ni arrêter d’en construire de nouvelles. Certes ! Mais l’expérience montre que, en matière d’électricité, il ne suffit pas de disposer de lignes. Encore faut-il pouvoir les utiliser de façon efficace. Il faut, en particulier, que les systèmes électriques situés aux deux extrémités soient exploités de manière coordonnée, ce que le Brexit ne garantit pas.
Allocation efficiente des capacités
Les interconnexions, d’abord conçues comme une forme d’assurance réciproque entre Etats membres, sont devenues des outils commerciaux permettant de transférer de l’électricité produite à faible coût en un point vers un nœud de consommation à coût élevé, tantôt dans un sens tantôt dans l’autre, en fonction des capacités de production installées, des cycles de la demande et des conditions atmosphériques affectant demande et offre. Depuis que les systèmes électriques sont basés sur des mécanismes de marché, à chaque instant le prix spot d’équilibre représente à la fois le coût marginal du système local (coût d’exploitation du kWh chez le dernier producteur appelé pour couvrir la demande) et sa valeur marginale d’usage (disposition à payer le kWh par le dernier consommateur servi). Puisque les systèmes électriques anglais et français sont connectés (par IFA), on doit donc voir des kWh circuler du continent vers les îles si le prix spot français est inférieur au prix anglais et dans l’autre sens si le différentiel de prix est inversé. La différence entre le prix élevé et le prix bas multipliée par le volume en transit est le bénéfice de l’échange qui, cumulé sur la durée de vie de l’interconnexion, doit permettre au moins de couvrir les coûts d’installation et de maintenance de la ligne.
Pour savoir si l’interconnexion est utilisée de façon efficiente, on peut utiliser deux indices de dysfonctionnement : i) à certaines heures, on observe des échanges dans le mauvais sens (achat à un nœud où le prix est élevé pour vendre à un nœud où le prix est bas) et ii) les échanges se font dans le bon sens mais en laissant une partie de la capacité d’interconnexion inutilisée. Ces aberrations ne sont pas nécessairement dues à des choix irrationnels des opérateurs utilisant la ligne. La raison en est plus probablement une mauvaise conception des règles de sa gestion qui pousse les opérateurs à faire de mauvais choix par manque d’information.
Couplage et découplage
Pour comprendre comment cela est possible, il faut savoir qu’il y a essentiellement deux modes de gestion de la ligne. Le premier consiste à distinguer l’énergie vendue et le moyen de la transporter. Tout échange d’énergie entre les deux nœuds interconnectés doit s’accompagner de l’acquisition de droits pour la faire transiter. Dans sa forme la plus aboutie, l’allocation des droits de transport se fait par des enchères explicites. Dans le second mode, les opérateurs ne se préoccupent pas des droits de transport de l’énergie. Ils signent des contrats à l’export ou à l’import et les échanges sont équilibrés de façon coordonnée par le différentiel des prix locaux. Ce couplage des marchés est aussi appelé enchères implicites. Actuellement, sur IFA (exploitée conjointement par le français RTE et le britannique National Grid), l’allocation de capacité est faite de façon explicite pour le long terme (échéances annuelle, saisonnière, trimestrielle, mensuelle et weekend) et pour l’infra-journalier d’une part, et d’autre part, depuis février 2014, de façon implicite pour l’échéance journalière.[3] Ce sont les enchères explicites qui sont cause des dysfonctionnements évoqués précédemment car, au moment de l’acquisition de droits de transport, les opérateurs ne connaissent pas les coûts de l’énergie en chacun des nœuds interconnectés. A l’échéance de leurs droits, ils peuvent donc se retrouver porteurs de contrats avec obligation de livraison à contresens du différentiel des prix nodaux, ou les volumes souscrits peuvent se révéler en deçà de la capacité de transport de la ligne.
Or, si le Brexit se fait sans accord sur le marché de l’électricité, rien ne dit que la Grande Bretagne continuera à participer au Multi-Regional Coupling, système d’enchères implicites auquel ont adhéré progressivement 19 pays du nord-ouest de l’Europe, dont la Grande Bretagne en 2014. Il plane donc une incertitude sur l’abandon ou non des enchères implicites sur toutes les interconnexions avec les îles britanniques,[4] et par voie de conséquence sur leurs bénéfices et sur la rentabilité de nouvelles lignes.
Coût de l’Elecxit
Dans une étude réalisée à la fin de 2018, des universitaires britanniques se sont risqués à l’évaluation du coût collectif que provoquerait un retour aux enchères explicites pour les marchés journaliers.[5] Avec une allocation moins efficiente des capacités d’interconnexion et l’abandon consécutif de la construction de nouvelles lignes, ils estiment que les coûts de génération d’électricité seraient, chaque année, plus élevés de 560 m€ (soit 1.5%) par rapport à la participation au couplage, surcoût à la charge de la Grande Bretagne pour plus de la moitié. En fait, la perte sera probablement moins importante car l’étude compare la situation de “Hard Elecxit” (marchés britannique et français découplés et capacité d’interconnexion de 5 GW) à celle de “Soft Elecxit” (marchés couplés et capacité d’interconnexion de 10 GW). Or, comme nous l’avons vu, pour la CRE il n’est pas rentable de construire des interconnexions au-delà de 4 GW. Avec moins de capacité que les 10 GW envisagés, les coûts du scenario de référence seront plus élevés que ceux que prévoit l’étude et donc le surcoût d’un “Hard Elecxit” sera moindre même s’il reste positif. D’autre part, il ne faut pas oublier que le couplage des marchés provoque des coûts de transaction, en particulier les coûts de fonctionnement de l’infrastructure de communication (pas les coûts d’installation puisque, dans le cas étudié, elle est déjà faite) et il complique la recherche d’un équilibre sur le marché intégré. En fin de compte le découplage des marchés de part et d’autre de la Manche peut s’avérer moins coûteux que les 560m€ annuels évoqués ci-dessus.
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Chaque GW d’interconnexion supplémentaire est l’équivalent d’un GW de production installé dans le pays importateur et d’un GW de demande supplémentaire dans le pays exportateur. Il fait donc monter le prix de l’énergie dans le pays exportateur (ce qui lèse les consommateurs de ce pays) et baisser celui du pays importateur (ce qui lèse les producteurs locaux). A ces conséquences sociales, bien identifiées mais que les décideurs publics oublient souvent de prendre en compte, s’ajoute une perte de rentabilité pour toutes les autres interconnexions. En effet, puisque le GW d’interconnexion supplémentaire réduit le différentiel de prix, il érode la rentabilité des autres lignes. L’opinion négative de la CRE sur les futurs projets d’interconnexion a donc pour effet collatéral de maintenir les bénéfices actuels des lignes installées et les bénéfices prévus des lignes déjà en construction.
[1] Le Royaume uni est aussi relié aux Pays-Bas par BritNed et à la Belgique par NEMO Link.
[2] Coûts moyens liés à la construction, à l’exploitation et la maintenance affichés dans 2018 Ten Year Network Development Plan.
[3] ‘L’algorithme de couplage EUPHEMIA (EU Pan-European Hybrid Electricity Market Integration Algorithm), permet d’équilibrer l’offre et la demande d’énergie pour toutes les périodes de marché du jour suivant tout en tenant compte de la capacité disponible aux interconnexions. Il renvoie les prix d’équilibre, les ordres appariés ainsi que la position nette de chaque zone de dépôt des offres.’ (CRE 2019)
[4] Dans l’un des scenarios de sortie, le gouvernement britannique rejetterait la compétence de la Cour européenne de justice, ce qui exclurait les Britanniques des institutions sous le contrôle de la Cour, en particulier le marché unique de l’électricité. Du côté de l’UE, la Grande Bretagne pourrait être considérée comme un pays tiers, donc ne participant pas aux mécanismes communautaires d’équilibrage du système électrique.
[5] J. Geske, R. Green et I. Staffell, “Elecxit: The cost of bilaterally uncoupling British-EU electricity trade”, document de travail, Imperial College, London.