La satisfaction de la demande est posée comme une exigence dans tous les systèmes électriques des pays développés. Mais elle a un coût très élevé car la non-stockabilité de l’électricité nécessite l’installation de grandes capacités de production, dont une partie est rarement utilisée. Pourquoi ne pas plutôt passer par des coupures d’approvisionnement en fonction de la disposition à payer des consommateurs ?
Réseau synchrone
Pour comprendre l’intérêt d’une réduction de la consommation, reportons-nous à l’incident qui s’est produit au début de 2019 sur la plaque européenne. Le 10 janvier, à 21h 02,[1] le système électrique européen continental qui regroupe 26 pays a enregistré pendant 9 secondes la plus forte déviation absolue de fréquence depuis 2006. La fréquence, qui doit être maintenue dans une bande très étroite autour de 50 Hz, est tombée à 49,8 Hz.[2] Cette chute est due à la superposition de deux éléments, l’un routinier, l’autre exceptionnel.[3]
Commençons par la routine. Chaque jour, on observe une augmentation progressive de la demande d’électricité le matin, suivie d’une baisse, et, en fin de journée, une seconde hausse suivie d’une diminution pour atteindre un minimum pendant la nuit. Au cours de la journée, ces deux pics de demande se déplacent d’est en ouest sur la plaque continentale, avec quelques compensations ou aggravations selon les régions concernées d’un pays à l’autre. Côté offre, comme les marchés sont horaires, à chaque changement d’heure, des centrales de production sont activées et d’autres sont ralenties ou arrêtées sous le contrôle des gestionnaires nationaux du système électrique. S’y ajoutent les variations incontrôlables des énergies renouvelables. Dès lors, la demande, qui varie de façon continue, et l’offre, qui varie plutôt par blocs, ne sont jamais exactement égales, notamment aux changements d’heure correspondant aux périodes de pointe. Tant que l’écart entre offre et demande n’est pas trop grand, la fréquence reste dans les limites prévues. Mais il arrive que des écarts importants fassent baisser la qualité de la fréquence (par exemple +173 mHz le 24 janvier 2019 à 6h), ce qui peut perturber le fonctionnement d’appareils électriques consommateurs et producteurs d’électricité. Le nombre, la durée, l’intensité et la vitesse d’occurrence de ces déviations augmentent depuis une dizaine d’années, phénomène que les gestionnaires de système s’efforcent de corriger par le respect de lignes directrices et une meilleure collaboration. Le fait est qu’une baisse de la fréquence le 10 janvier à 21h n’était pas en elle-même un évènement surprenant.
Mais un évènement exceptionnel est venu accentuer cette déviation routinière (« déterministe » dans le langage du réseau). Il est formé des éléments suivants : i) au début de la journée du 9 janvier, la production d’énergie éolienne était suffisamment élevée en Allemagne (jusqu’à 34 GW) pour qu’une partie (723 MW) soit exportée vers l’Autriche via les quatre interconnexions de TenneT DE et APG. Cette valeur a été enregistrée par les logiciels de gestion du système continental. Mais ii), à 13h25, une ligne de télécommunications transmettant les informations sur les flux transfrontaliers s’arrête de fonctionner (incident qui ne sera détecté que le 11 janvier) et les logiciels de gestion du système ne recevant pas d’information nouvelle continuent d’enregistrer une exportation de 723 MW d’Allemagne vers l’Autriche. En réalité, iii) à la fin de la journée du 9 et pendant la journée du 10, la production éolienne allemande a fortement diminué (4 GW), donc les exportations vers l’Autriche aussi, allant même jusqu’à s’inverser avec une exportation autrichienne de 330 MW sur les quatre lignes de connexion avec TenneT DE. Pendant plus de 24h, les gestionnaires du système européen ont donc observé une baisse de la fréquence sans en connaitre l’origine et ont cherché à y remédier sur la base d’informations erronées. La correction sera faite le 11 janvier.
Interruption de service
Les 50 Hz ont été rétablis grâce à l’activation de la réserve primaire (batteries, stations de pompage, centrales au charbon) dans tous les pays de la plaque européenne et, en France, par une interruption provisoire à hauteur de 1 700 MW de l’approvisionnement de certains grands consommateurs dont le contrat prévoit cette possibilité. L’activation de la clause d’interruption de service est considérée comme une solution en dernier recours. Elle est décidée par l’opérateur du système électrique (en France, RTE), contrairement aux effacements de demande qui sont choisis par les consommateurs ou les opérateurs privés auxquels ils ont délégué le contrôle de leur consommation.
Ce service interruptible a été créé par la loi NOME (7 décembre 2010) et il est maintenant intégré au Code de l’énergie (art. L 321-19). Sont éligibles les sites dont la capacité de soutirage dépasse 25 MW et capables d’interrompre leur extraction en moins de 5 secondes ou 30 secondes. Les candidats répondent à un appel d’offre lancé par RTE. Ceux qui sont retenus signent un contrat par lequel ils acceptent les interruptions décidées par RTE « lorsque le fonctionnement normal du réseau public de transport est menacé de manière grave et immédiate ou requiert des appels aux réserves mobilisables ». En compensation pour ces sujétions de service public, les ‘consommateurs finals agréés à profil d'interruption instantanée’ sont rétribués dans la limite de 120 € par kilowatt et par an.
Avantages de la priorité de service
L’interruption de service est une forme brutale de ce que les économistes appellent le ‘’service prioritaire’’.[4] Il s’agit d’un mode de différenciation des produits qui endogénéise la qualité du produit dans un menu proposé aux clients. La qualité est représentée par la fiabilité du service de livraison. Selon l’urgence des besoins à satisfaire, il se trouve des consommateurs prêts à payer cher pour obtenir le produit à une date et une heure bien déterminées. D’autres, moins pressés, sont d’accord pour attendre mais à condition de payer un prix plus faible. La probabilité d’être servi est donc un élément essentiel de détermination de la politique tarifaire applicable.
Le service prioritaire peut être vu comme une forme de rationnement de la demande lorsque celle-ci dépasse l’offre. Il ne représente toutefois pas la seule manière de rationner la demande. Le gestionnaire du réseau peut par exemple avoir recours à des coupures d’approvisionnement de manière aléatoire. Cette manière de procéder, apparemment plus « équitable » que le service prioritaire, est moins efficace du point de vue économique : contrairement au service prioritaire, elle peut engendrer une situation où un consommateur qui est prêt à payer cher pour éviter une coupure d’approvisionnement en subit une alors qu’un consommateur qui valorise peu le fait d’être servi immédiatement l’est. Le service prioritaire est non seulement préférable au rationnement aléatoire du point de vue collectif mais il l’est également du point du vue individuel. Plus précisément, il est possible de mettre en place un menu de tarification prioritaire tel qu’aucun consommateur ne soit lésé par le passage du rationnement aléatoire au service prioritaire.
Le service prioritaire peut également être vu comme une forme particulière d’organisation du marché, qu’il convient de comparer au marché spot. Pour que les consommateurs résidentiels puissent participer à ce dernier, il faudrait qu’ils puissent observer les prix instantanés et ajuster leur demande de façon continue ou qu’ils aient accès à une technologie leur permettant de programmer leurs réponses à toutes les fluctuations possibles du marché. Le service prioritaire permet d’aboutir au même résultat à un coût plus faible en exploitant le fait que la règle de rationnement optimale correspond à l’ordre de priorité dicté par les dispositions à payer des consommateurs.
Enfin, le service prioritaire permet d’obtenir des informations sur la distribution des dispositions à payer des consommateurs qui peuvent guider les décisions d’investissement dans les capacités de production. Il permet en effet d’inférer la valeur accordée par les consommateurs à une augmentation de la fiabilité du service (c’est-à-dire à la probabilité qu’il n’y ait pas de coupure d’approvisionnement) qu’entraînerait une augmentation des capacités de production. Le marché spot est essentiellement un algorithme permettant de déterminer une allocation des ressources à un instant donné et ne permet donc pas d’inférer d’information sur la demande de fiabilité.
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Même si c’est la perte d’une ligne de télécommunications qui a provoqué l’incident du 10 janvier, l’analyse de cet incident par ENTSO-E a permis de mettre en lumière la baisse progressive de qualité de la fréquence électrique sur la plaque continentale en raison de changements quotidiens du mix électrique mal adaptés aux variations continues de la demande. Des solutions techniques existent : plus de coordination entre gestionnaires de réseau, plus de réserves primaires, plus de flexibilité dans les technologies de génération. Mais la solution économique consistant à étendre l’offre de services prioritaires mériterait d’être examinée. Il est vrai que le développement des technologies de l’information et de la communication donne déjà aux consommateurs, pas seulement aux plus gros, une plus grande flexibilité dans leurs soutirages d’électricité du réseau. Mais quand il s’agit de répondre dans un délai de quelques secondes à une situation de crise et de créer ainsi une externalité positive sur le réseau, la meilleure solution est de s’en remettre au gestionnaire du système avec lequel on aura signé un contrat de consentement à des interruptions de service contre rémunération.
[1] Heure normale d’Europe centrale (Central European Time).
[2] Tous les opérateurs utilisent les mêmes marges de tolérance qui, si elles sont dépassées, déclenchent des variations adaptées de la production ou de la consommation. Par exemple si la fréquence sort de la bande 49.95 Hz-50.05 Hz pendant plus de 20 minutes les mesures correctives sont plus drastiques que si la durée n’est que de 15 minutes. Si la fréquence tombe en dessous de 47,5 Hz ou dépasse 51,5 Hz, tous les appareils électriques se déconnectent.
[3] Les éléments techniques qui suivent sont extraits du rapport du réseau européen des entreprises de transport d’électricité (ENTSO-E) « Continental Europe significant frequency deviations – January 2019 », publié en avril 2019. D’après le rapport, une troisième déviation provoquée par le système Serbie-Macédoine-Monténégro n’a pas joué de rôle dans la baisse du 10 janvier car elle est permanente.
[4] H.P. Chao and R. Wilson (1987), “Priority Service: Pricing, Investment, and Market Organization”, The American Economic Review, Vol. 77, n° 5, December, 899-916.