L’Assemblée nationale débattra le 26 novembre de la proposition de loi 3146 « tendant à favoriser la baisse de la production de CO2 par le développement de l'effacement électrique diffus »,[1] qui a fort heureusement été rejetée le 18 novembre par la Commission des affaires économiques. Cette proposition est le dernier avatar d’une saga commencée il y a plusieurs années, destinée à subventionner sur les deniers publics (en l’incluant dans la Contribution au Service Public de l’Electricité) une activité non rentable entreprise par des opérateurs privés: l’effacement diffus.[2]
1. La saga des subventions (mal) cachées aux opérateurs d’effacement diffus
Dans un futur proche, la demande l’électricité s’ajustera en fonction du prix du marché de gros : certains consommateurs réduiront leur demande durant les heures de pointe, lorsque la valeur des mégawattheures consommés s’élève. Cette évolution majeure pour l’industrie électrique sera un élément important de la transition vers une électricité décarbonée.
Plusieurs approches existent pour rendre la demande sensible au prix. L’une d’entre elle, l’effacement diffus, consiste à permettre l’interruption ou la diminution de la consommation de clients résidentiels pendant quelques minutes, et à valoriser l’énergie ainsi économisée sur les marchés de gros. Cette approche n’est pas rentable aujourd’hui en Europe continentale pour deux raisons essentielles. D’abord parce que le nombre de mégawattheures qui peut être économisé chez un client résidentiel est trop petit pour couvrir les coûts d’équipement et les coûts commerciaux. En revanche, l’effacement de consommateurs industriels, qui permet d’économiser des volumes mille fois plus importants pour des coûts à peine plus élevés est, lui, financièrement profitable. Deuxièmement, le système électrique est en surcapacité en Europe continentale. Les prix de l’électricité sur le marché, donc des mégawattheures économisés ont une valeur très faible. Les agrégateurs d’effacement diffus en Europe continentale, en France en particulier, ont donc choisi un mauvais modèle d’affaires.
Depuis plusieurs années, les opérateurs qui agrègent les effacements diffus en France essaient de faire porter au consommateur le prix de leur erreur d’appréciation, et ont convaincu le législateur de leur accorder des subventions indues. Trois arguments ont successivement été avancés. Premièrement, les effaceurs n’auraient pas à payer aux fournisseurs l’électricité effacée puisqu’elle n’a pas été consommée. Cet argument a initialement convaincu le législateur, mais a fort heureusement été réfuté par la loi « Brottes » d’avril 2013.[3]
Le deuxième argument, également introduit par la loi « Brottes » d’avril 2013, est le suivant : puisque les mégawattheures effacés permettent d’économiser des mégawattheures polluants (la production des heures de pointe étant faite par des centrales thermiques), les effaceurs devraient recevoir une prime. Le gouvernement avait initialement proposé un projet d’arrêté prévoyant une prime de 30 euros par mégawattheure. Malgré l’avis défavorable de la plupart des instances consultatives qui ont examiné le projet: l’Autorité de la Concurrence lors de son examen en janvier 2014 du décret antérieur à l’arrêté prime[4], le Conseil Supérieur de l’Electricité qui a adopté une motion de rejet concernant l’arrêté prime[5] début décembre 2014, et la Commission de Régulation de l’énergie qui a émis un avis défavorable et proposé mi-décembre 2014 une prime moins élevée[6], le gouvernement a accordé par arrête[7] en Janvier 2015 une prime de 16 euros pour chaque mégawattheure effacé durant les heures de pointe, et 2 euros pour chaque mégawattheure effacé hors pointe,
Le troisième argument est celui de la proposition de loi 3146: les mégawattheures effacés contribuant à réduire le prix de l’électricité pour l’ensemble des utilisateurs, les effaceurs pourraient légitimement recevoir une partie des économies réalisées.
Aucun de ces trois arguments n’a de validité économique.
2. L’apologue du livreur de pizzas
Pour contourner le caractère sacralisé de l’électricité dans les sociétés industrialisées, passons par un apologue alimentaire. Un livreur de pizzas, appelons-le Marcel, s’est engagé à livrer 11 pizzas identiques à 19h, au prix de 10 euros par pizza. Peu après la prise des commandes, Marcel apprend que son fournisseur ne peut produire que 10 pizzas pour 19h. Nos lecteurs le savent bien : la pizza doit impérativement être consommée immédiatement après sa cuisson, pas question de produire plus tôt et de stocker. Comment résoudre le problème de Marcel?
Une possibilité consiste à demander à l’un (ou l’une) des client(e)s qui a passé commande de retarder sa consommation de pizza ou d’y renoncer. Bien évidemment, il faudra le ou la dédommager pour ce désagrément. Il se trouve que Marie, l’une des clientes, valorise à 20 euros la consommation d’une pizza à 19h, alors que les dix autres, plus affamés, la valorisent à 30 euros. Consommer une pizza à 19h génère donc pour Marie un surplus net de 10 euros (20-10), et pour les dix autres un surplus net de 20 euros (30-10).
Marcel ne dispose pas a priori de cette information, mais il peut organiser une enchère pour chercher parmi ceux qui ont passé commande un(e) candidat(e) pour reporter sa consommation moyennant dédommagement.[8] Aucun client n’accepte un dédommagement de moins de 10 euros. Lorsque Marcel offre dix euros et 1 centime, Marie (qui ignore combien sont prêts à accepter les autres clients) décide de reporter sa consommation, car elle reçoit ainsi un centime de plus que le surplus net qu’elle obtiendrait si elle consommait immédiatement.
Nous venons ainsi de démontrer que :
Le dédommagement qu’un consommateur doit recevoir pour reporter sa consommation est son surplus net, i.e., la valeur qu’il attache à la consommation diminuée du prix d’achat du bien.
Offrir un dédommagement de 10,01 € est équivalent à vendre à Marie la pizza à 10 €, puis la lui racheter, sur le marché spot des pizzas ainsi créé, au prix spot de 20,01 €. Cet exemple illustre bien le caractère erroné du premier argument évoqué précédemment : le client qui s’efface reçoit bien le prix spot pour les mégawattheures effacés, mais en contrepartie il doit payer le prix contractuel à son fournisseur. En d’autres termes, on ne peut pas revendre ce que l’on n’a pas acheté.
Le deuxième argument est que la pizza dont la consommation est différée ou annulée génère un bénéfice additionnel pour la société, et donc que le consommateur qui reporte sa consommation doit recevoir une prime. Il s’agirait essentiellement d’un gain environnemental. Pour comprendre l’argument, supposons que Marcel puisse s’approvisionner chez un fournisseur localisé dans la ville voisine. Comme il est plus éloigné, livrer une de ses pizzas génère des émissions de CO2, et donc a un coût social plus élevé, par exemple 25 euros. Si Marcel doit livrer une pizza venant de la ville voisine, le surplus net pour l’ensemble des acteurs est diminué de 5 €, puisque Marie consomme une pizza qu’elle valorise à 20 €, alors qu’elle coûte 25 € à produire et à livrer. Reporter la consommation de Marie augmente donc le surplus collectif de 5 €. Pourquoi Marie ne pourrait-elle pas recevoir une partie de ce surplus ?
La réponse est que cette prime l’encouragerait à adopter un comportement stratégique, c’est à dire à manipuler le marché. En effet, supposons que Marie valorise à 22 € la consommation de 20h, de sorte qu’elle préfère consommer sa pizza à 20h plutôt que 19h. Considérons tout d’abord qu’il n’y pas de prime : Marie est simplement rémunérée 20,01 € si elle doit reporter sa consommation de 19h à un autre moment. Si elle commande une pizza pour 19h et accepte de différer sa consommation, elle obtient donc un surplus de 10,01 € comme précédemment, alors que si elle commande une pizza pour 20h, elle consomme à 20h et reçoit un surplus de 12 €. En l’absence de prime, elle commande donc une pizza pour 20h, et Marcel n’a pas de problème à 19h. [9]
Si l’on crée une prime, Marie est rémunérée 25 € pour reporter sa consommation de 19h à un autre moment. En commandant une pizza pour 19h et en acceptant de différer sa consommation, elle obtient un surplus net de 15 €, supérieur à son surplus si elle demande une livraison pour 20h. Marie commande donc une pizza pour 19h, bien qu’elle préfère consommer à 20h, en misant sur la possibilité d’être sollicitée pour s’effacer.
En l’absence de prime, Marcel n’a pas de problème ; c’est la prime qui crée le problème.
Nous venons de démontrer que:
Rémunérer un agent économique sur la base de valeurs qui ne lui sont pas propres crée des occasions de comportement opportuniste.
Le troisième argument est en fait une variante du deuxième : si Marie exigeait d’être livrée à 19h, le prix sur le marché spot des pizzas s’élèverait à 25 €, coût de la pizza livrée de la ville voisine. En différant ou en annulant sa consommation, Marie contribue donc à faire baisser le prix de 25 à 20,01 €. Ici encore, le contre-argument est que si on lui donne une fraction de cette baisse de prix, elle est incitée à se comporter stratégiquement : commander une pizza pour 19h alors qu’elle préfère consommer à 20h.
Nous voyons donc que les trois arguments successivement évoqués pour rémunérer les consommateurs d’électricité effacés au-delà de la valeur qu’ils accordent au produit, reflétée dans le prix du marché spot, ne sont pas fondés économiquement.
L’apologue des pizzas permet d’illustrer un autre problème du modèle d’affaire des opérateurs d’effacement diffus. Ceux-ci s’engagent à réduire la facture de leurs clients, mais ne prévoient pas de partager avec eux les gains de la revente d’énergie sur le marché spot. Dans l’exemple précédent, supposons qu’Auguste entre sur le marché des effacements de pizza. Auguste revend à Marcel la commande de Marie et empoche les 10,01 €. Marie voit bien sa facture de pizza diminuer de 10 € à 0 €, mais elle n’est pas compensée pour la pizza non consommée.
* * *
Nous venons de voir que l’argument avancé dans la proposition de loi 3146 n’a pas plus de fondement que les arguments précédents. Il s’agit simplement de maquiller une subvention accordée à des opérateurs qui ont choisi un mauvais modèle d’affaires, i.e., de faire payer la collectivité pour renflouer des entreprises privées qui se sont trompées. De plus, la loi prévoit que les opérateurs privés reçoivent la totalité de la prime ex ante, et qu’ils n’en rétrocèdent une partie que s’il s’avère qu’ils ont trop perçu : une belle opportunité de recevoir une avance de trésorerie.
Un des objets de la proposition de loi est de réduire les émissions de CO2. L’exposé des motifs suggère « une économie d’au moins 2 millions de tonnes de CO2 par an dans notre pays ». Ce chiffre semble extrêmement optimiste : pour l’atteindre, il faudrait réduire la production d’électricité de pointe d’au moins 2 térawattheures, alors que le volume d’effacement aujourd’hui est d’environ 0,7 térawattheures. De plus, ainsi que nos précédents billets l’ont montré, le règlement des rejets de gaz à effet de serre passe par la fixation d’un prix des droits d’émission et non par des subventions à des technologies spécifiques, qu’il s’agisse de renouvelables ou d’effacement.
Finalement, cette loi, comme l’arrêté prime de Janvier 2015, impose à RTE de se lancer dans des estimations complexes pour déterminer le montant des primes, dans ce cas le prix qui aurait prévalu sur le marché, si les effacements diffus ne s’étaient pas manifestés. Ce calcul engendre des coûts importants : définition de la méthodologie, collecte et analyse des données, transmission aux parties prenantes, et envoi et règlements de factures, qui seront bien entendu répercutés sur les consommateurs, cette fois au travers du TURPE qui rémunère RTE.
Nous espérons donc que l’Assemblée Nationale, comme la Commission des affaires économiques, n’approuvera pas la proposition de loi 3146, et nous évitera ainsi une augmentation injustifiée de notre facture d’électricité.
[2] Noter que nous avons déjà traité de ce problème dans notre billet du 12 janvier 2015: http://debate.tse-fr.eu/column/leffacement-de-la-prime-leffacement?language=fr
[3] http://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000027310001&dateTexte&categorieLien=id, article 14.
[5] http://www.lesechos.fr/industrie-services/energie-environnement/0204004250006-electricite-vifs-debats-sur-la-valeur-de-l-effacement-1073271.php
[8] Marcel a visiblement suivi des cours de micro-économie, ce qui prouve que l’étude des sciences économiques est utile dans toutes les professions. Ce genre de mise aux enchères pour trouver des candidats à l’effacement peut encore se voir dans les salles d’embarquement de certains aéroports quand des compagnies aériennes ont fait du surbooking.
[9] Dans cette situation, une stratégie possible pour Marie serait de commander deux pizzas, une pour 19h, et une pour 20h. Si la pizza de 19h n’est pas livrée, elle empoche ainsi 10,01€, qui lui permettent de payer sa pizza de 20h. Afin de garder l’analyse simple, nous supposons que cet arbitrage n’est pas possible, par exemple les clients peuvent commander une seule pizza par soir.
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