La Commission européenne vient de publier sa stratégie pour le renforcement de l’Europe de l’énergie.[1] De nombreux points y sont abordés, en particulier l’approfondissement du marché commun de l’électricité. L’objectif est évidemment très important pour nos concitoyens. Cependant, l’approche proposée, qui repose sur un objectif chiffré de construction de nouvelles infrastructures de transport d’électricité entre États membres, semble difficile à mettre en œuvre. Ce billet défend une approche différente : il faut faire porter l’effort sur la coordination dans l’exploitation des réseaux existants.
1. L’impératif : augmenter les échanges entre pays
L’approfondissement du marché commun de l’électricité, c’est d’abord l’augmentation des échanges transfrontaliers au sein de l’Union. Il s’agit non seulement d’un objectif politique, mais aussi d’un impératif technico-économique.
Les pays européens divergent progressivement dans leurs choix de « politiques électriques ». Par exemple, quand l’Allemagne fait le pari des renouvelables en fixant l’objectif ambitieux de 80% de production électrique d’origine renouvelable en 2050, la France continue d’accorder le premier rôle au nucléaire, et la Grande Bretagne semble se diriger vers un parc équilibré nucléaire/renouvelables. C’est précisément cette divergence de politiques nationales qui donne de la valeur aux échanges transfrontaliers.
Prenons l’exemple de l’interface France-Allemagne : à terme l’Allemagne produira une partie très importante de son électricité à partir de renouvelables. Lorsque le soleil brillera et le vent soufflera, l’Allemagne aura une production excédentaire d’électricité à coût marginal nul, et l’exportera vers la France. En revanche, les nuits d’hiver sans vent, l’Allemagne importera de l’électricité de France. Les parcs de production étant très différents dans chaque pays, pouvoir échanger se révèle mutuellement favorable.
En revanche, considérons le cas (hypothétique) de deux pays utilisant exactement les mêmes technologies de production. Puisque, à toute heure, les kilowattheures sont produits selon la même technologie des deux côtés de la frontière, il n’y a pas de raison de remplacer un kilowattheure « nucléaire », ou « charbon » ou « gaz » produit dans un pays par un kilowattheure produit avec la même technologie dans l’autre pays. Dans une telle configuration, l’échange n’est pas profitable et les interconnexions ne servent qu’à apporter une sécurité en cas de défaillance d’unités de production ou de forte augmentation de la demande dans l’un des pays.
Les exemples précédents illustrent l’importance économique des échanges, laquelle augmente avec la diversité des parcs de production - donc des dotations en ressources primaires et des politiques énergétiques - des pays de l’Union. La Commission a donc raison de vouloir améliorer les échanges aux frontières.
L’augmentation des échanges accroit aussi l’interdépendance des politiques énergétiques entre Etats membres. Par exemple, la Grande Bretagne a décidé de mettre en œuvre des contrats pour différence pour encourager l’investissement dans certains types de technologies de production, notamment le nucléaire et les renouvelables. Ces contrats offrent aux producteurs qui en bénéficient un complément de rémunération égal à un prix fixé à l’avance moins le prix de marché. Les producteurs sont ainsi assurés de recevoir une rémunération fixée à l’avance, quel que soit le prix de marché. Si les échanges entre l’Allemagne et l’Angleterre augmentent de façon importante, l’énergie produite par les renouvelables allemands à coût marginal nul fera baisser le prix de marché de l’électricité en Angleterre. Les contrats pour différence deviendront ainsi plus coûteux pour les usagers britanniques, ce qui incitera les pouvoirs publics à en limiter le volume.
L’interdépendance des politiques énergétiques est graphiquement et clairement illustrée sur la figure suivante, extraite des travaux de Karsten Neuhoff et d’autres (présentés plus bas). L’étude calcule les prix de gros de l’électricité pour des centaines de points sur le réseau de transport européen. La carte du hautreprésente ces prix si le vent ne souffle pas, celle du bas si le vent souffle. Sans vent, les prix s’établissent autour de 80 €/MWh sur l’ensemble de la plaque européenne. Si le vent souffle au maximum sur les éoliennes allemandes, le prix de gros en Allemagne décroit autour de 20 €/MWh. Cette électricité peu chère étant exportée, le prix en France et en Espagne tombe autour de 30 €/MWh.
2. Le critère de 10% d’interconnexion est-il pertinent ?
Afin d’augmenter les échanges entre États membres, la Commission propose un objectif chiffré : la capacité de transit entre chaque pays membre et ses voisins doit être supérieure à 10% de la capacité de production installée dans ce pays avant 2020, et ce chiffre sera probablement porté à 15% avant 2030. Cet objectif a l’avantage de la simplicité et de la clarté.
Il est fort probable que de nouvelles interconnexions seront nécessaires. En effet, les lignes de transport d’électricité entre pays ont été construites pour améliorer la sécurité d’approvisionnement: si un pays se retrouve en déficit de production suite à un accident, il peut importer de l’énergie produite dans les pays voisins. Le réseau européen présente aujourd’hui une densité relativement élevée, mais il n’a pas été conçu pour faciliter les échanges commerciaux. La Commission considère à juste titre que les infrastructures sont sous-dimensionnées, et le seront encore plus lorsque, progressivement, les parcs de production divergeront.
En revanche, l’objectif de 10% n’a pas de justification économique. Les exemples précédents montrent que toutes les interconnexions n’ont pas la même valeur. Plutôt que d’imposer un critère uniforme de 10%, il serait plus efficace de se concentrer sur les interconnexions à haute valeur. Pour les identifier, il faut comparer les bénéfices générés par une interconnexion à son coût d’installation et d’exploitation.
Les ingénieurs-économistes du Massachussetts Institute of Technology[2] ont donné une solution à ce problème dès le début des années 1980. Puisque les interconnexions (et, plus généralement les lignes de transport) permettent d’échanger des kilowattheures entre deux pays ou régions, la valeur économique de ces échanges est donnée par la différence de prix entre les deux extrémités de la ligne.
Prenons l’exemple de l’interconnexion France-Espagne récemment inaugurée. Son coût est de € 800 millions, et sa capacité effective de 1 400 MW. En supposant un taux d’actualisation de 10%, l’annuité correspondant à la construction est de € 80 millions, soit un coût d’environ € 60 000 par MW et par an. En divisant par le nombre d’heures dans l’année, l’interconnexion des deux pays revient à environ 6,5 €/MWh. Dès lors, l’interconnexion est justifiée économiquement si, et seulement si, la différence de prix entre le marché espagnol et le marché français est supérieure à 6.5 €/MWh en moyenne sur toutes les heures de l’année.
Plus la capacité d’une ligne est grande, ou plus nombreuses sont les lignes entre deux pays, plus les échanges d’énergie sont importants, et plus la différence de prix entre les deux extrémités de la ligne se réduit. La capacité« optimale » d’interconnexion est définie par un critère à la marge : il faut que le coût d’un accroissement de la capacité soit égal à la différence des prix de l’énergie aux deux extrémités de la ligne.
Plutôt que de fixer un critère quantitatif uniforme, il est donc préférable de se concentrer sur les interconnexions à haute valeur ajoutée, c’est à dire reliant des Etats membres dont les dotations énergétiques sont suffisamment différentes. Par exemple, interconnecter les éoliennes allemandes avec les réservoirs hydrauliques scandinaves permettrait de stocker l’énergie éolienne excédentaire produite en Allemagne dans les barrages scandinaves, puis de déstocker lorsque le vent ne souffle pas.
3. Des logiciels plutôt que des pylônes.
La Commission met l’accent sur la construction de nouvelles lignes. Toutefois, il est aujourd’hui bien plus long et difficile de construire de nouvelles infrastructures, en particulier des lignes de transport, que dans les années 1970 et 1980. Les plans ambitieux d’expansion du réseau se heurtent à la réaction de communautés qui ne veulent pas voir leur horizon traversé par des lignes.[3] Dans certains cas, la construction est simplement impossible. Dans d’autres, il est possible d’enterrer les lignes. Le surcoût est alors démesuré. Par exemple, pour la ligne France-Espagne récemment inaugurée, le coût de la ligne enterrée est 8 fois supérieur à une ligne aérienne.
Dans de nombreux cas, soit les interconnexions ne seront pas construites, soit leur coût sera tellement élevé qu’il dépassera les bénéfices que l’on peut en attendre. La ligne sera alors soit non-économique, soit réduite en taille.
Plutôt que de mettre l’accent sur les infrastructures dont la construction est incertaine, il serait préférable d’axer le renforcement du marché commun sur la coordination entre opérateurs de réseau.
Aujourd’hui, chaque pays de l’Union possède son Gestionnaire de Réseau de Transport (GRT) qui est responsable pour « maintenir les lumières allumées » à l’intérieur des frontières nationales : il contrôle en temps réel les flux sur le réseau, et décide des délestages le cas échéant. En France, le GRT est Rte, en Belgique, Elia, tandis que quatre GRT se partagent le territoire Allemand.
Chaque GRT décide de ses actions suivant ses propres règles technico-économiques de gestion du réseau, et en prenant comme données les actions des autres GRTs. Sur la plaque européenne, nous avons donc une quinzaine d’acteurs décidant individuellement, sans internaliser l’impact de leurs décisions sur leurs voisins. On comprend aisément que cette situation est inefficace. La solution la plus simple est la fusion des activités d’opération de réseau au sein d’une structure commune. C’est l’Indépendant System Operator (ISO) ou Regional Transmission Operator (RTO). Dans une telle configuration, les GRTs nationaux conserveraient leurs actifs, les tarifs d’accès aux réseaux de transport seraient déterminés au niveau de chaque Etat, mais il existerait un centre opérationnel unique du réseau.
Ce modèle a été mis en place aux États-Unis dès la fin des années 1960s : après la grande panne de 1965, plusieurs Etats du nord-est ont décidé de créer des « tight power pools », qui centralisent l’opération des réseaux de transports couvrant plusieurs États, et plusieurs compagnies. Lorsque l’industrie électrique a été restructurée à la fin des années 1990s, ces « pools » sont devenus des ISOs puis des RTOs, en charge du marché.
La Grande Bretagne a aussi adopté le modèle ISO : lorsque le marché écossais a été rattaché aux marchés anglais et gallois en 2005, le réseau de transport écossais est demeuré la propriété des électriciens écossais, mais sa gestion a été confiée à National Grid, le GRT anglais.
Plusieurs études académiques ont évalué les gains pour la collectivité générés par une coordination forte dans la gestion des systèmes électriques. Erin Mansur et Matthew White[4] ont examiné la fusion entre PJM, un ISO des États-Unis, et l’ISO voisin. Ils estiment que les échanges ont augmenté de 42% suite à la fusion. Plus récemment Karsten Neuhoff[5] et ses collègues ont simulé l’impact de la coordination entre GRTs européens, pour différents scenarii de pénétration des renouvelables. Ils estiment que la coordination permet de
- accroitre les échanges aux frontières (en MW) jusqu'à 34%,
- réduire les coûts d'exploitation dans une fourchette de 0,8 à 2 milliards d'euros annuellement (soit entre 1,1 et 3,3% des coûts), en fonction de la pénétration des renouvelables, et
- réduire le prix moyen dans 60 à 75% des pays considérés.
Dans les deux études mentionnées, ces gains significatifs sont réalisés sans installer un seul pylône !
La Commission mentionne l’impératif de plus forte coordination, mais ne va pas jusqu’à recommander la création (à terme) d’un ISO européen. Pourquoi cette timidité, alors que les gains potentiels pour la collectivité sont aussi importants ?
La réponse est que certains GRTs ne voient pas d’un bon œil l’émergence d’un ISO européen, qui les priverait d’une partie de leurs responsabilités. De même, certains Etats membres brandissent la souverainement nationale pour conserver leur centre de dispatch national. Si une panne survenait et qu’il fallait délester des clients, un ISO européen basé par exemple à Bruxelles ne privilégierait-il pas les consommateurs belges au détriment des français ? En fait, l’ISO européen délesterait selon un code établi et public, et non pas en fonction des humeurs ou préférences personnelles de ses employés. De plus, la création de l’ISO réduirait de façon importante la probabilité d’une panne, en assurant la coordination de tous les moyens de production et de transmission disponibles.
* * *
La Commission européenne a correctement identifié l’importance et l’urgence d’augmenter les échanges entre pays membres. Plutôt que d’annoncer des objectifs dont l’efficacité économique est douteuse et la faisabilité incertaine, une vraie ambition européenne aurait consisté à mettre sur les rails le chantier de l’ISO européen. La tâche est politiquement difficile, mais le rôle des instances européennes est précisément de convaincre les Etats membres de bâtir des compromis qui bénéficient à l’ensemble de la collectivité.
[2] F. Schweppe, M. Caramanis, R.Tabors and R. Bohn, Spot pricing of electricity, Kluwer Academic Publishers, 1988.
[3] Après Nimby (“Not in my backyard”, c’est à dire “pas chez moi”) le mot d’ordre est maintenant Banana (“Build absolutely nothing anywhere near anything”, c’est à dire “ni chez moi, ni chez les autres”).
[4] “Market organization and efficiency in electricity markets”, http://www.dartmouth.edu/~mansur/papers/mansur_white_pjmaep.pdf, 2012.
[5] «Renewable Electric Energy Integration: Quantifying the Value of Design of Markets for International Transmission Capacity », Energy Economics, 40:760-772, 2013.