Les trois économistes Stefan Ambec, Claude Crampes et Jean Tirole rappellent, dans une tribune au journal Le Monde, que le haut fonctionnaire et dirigeant d’EDF fut aussi le théoricien de la fixation des prix pour les industries de réseaux (électricité, eau, télécoms).
Marcel Boiteux est mort le 6 septembre. Profondément attaché au service public, grand entrepreneur et père du programme nucléaire français, intellectuel, membre de l’Institut, il incarnait mieux que quiconque le haut fonctionnaire français de l’après-guerre. Il raconta sa vie de directeur général et président d’EDF dans son livre Haute tension (Odile Jacob, 1993).
Il est moins connu du grand public comme un des chercheurs français en économie les plus renommés à l’étranger, et comme président de la Société d’économétrie succédant à Keynes, Schumpeter, Irving Fisher, Leontief, Samuelson et Arrow. De fait, il a changé la gestion de l’industrie électrique et, plus généralement, de toutes les industries de réseau. Nous n’évoquerons ici que la partie académique de son œuvre.
La France de l’après-guerre se pose la question de son électrification. Un jeune ingénieur d’EDF, Marcel Boiteux, explique alors, dans un article paru en 1949 dans la Revue générale de l’électricité, comment déterminer la taille et la composition du parc électrique et comment tarifer l’électricité pour le financer ("La tarification des demandes en pointe : application de la théorie de la vente au coût marginal"). Car l’électricité n’est pas un bien comme les autres.
Autant d’actualité qu’en 1949
Dans toutes les industries où le produit est stockable, il est possible d’amortir les fluctuations de la demande et de la production en alternant les opérations de stockage dans les périodes de faible demande et de déstockage dans les autres, stabilisant le prix. L’industrie électrique n’a pas cette possibilité de stockage, sauf à très petite échelle avec des stations de transfert d’énergie par pompage et des batteries.
L’énergie à injecter dans le réseau par les producteurs doit donc être égale en permanence à la quantité soutirée par les consommateurs. Pour un parc de production donné, en périodes de forte demande (par exemple, par grand froid) ou d’offre faible (pas de vent ou de soleil), l’ajustement doit être réalisé soit par une hausse substantielle du prix, soit par un rationnement des soutirages. Les deux solutions sont généralement mal vécues par les utilisateurs.
Cette question est aujourd’hui autant d’actualité qu’en 1949 ; pour lutter contre le réchauffement climatique, le recours à l’électricité est encouragé dans tous les usages résidentiels, commerciaux, industriels et de transport. On va donc pousser les producteurs à installer des capacités de production telles que les épisodes de stress du parc soient très rares, avec l’inconvénient d’un parc surdimensionné la plupart du temps.
Ecrit en français et publié dans une revue française, cet article resta longtemps ignoré des économistes anglo-saxons. Dans un article paru dix ans plus tard dans The Quarterly Journal of Economics, l’économiste américain Jack Hirsh-leifer (1925-2005) écrit : "Au cours des dernières années, le sujet de la tarification de la demande de pointe pour les services publics a fait l’objet de discussions dans la littérature économique anglophone (…). Ce n’est que récemment que j’ai appris qu’un article en français de Marcel Boiteux anticipe toutes ces contributions. De plus, l’article de Boiteux est si complet qu’il n’y a pratiquement aucun résultat intéressant dans la littérature anglaise qui n’ait pas déjà été énoncé (et, pour l’essentiel, analysé plus complètement) par lui."
Formules enseignées dans tous les cours d’économie
Et, plus loin, "tous ceux d’entre nous qui ont participé à la discussion en langue anglaise devraient, je crois, se sentir quelque peu dépités d’avoir été ainsi précédés (et, à mon avis, dépassés)". Il faudra attendre 1960 pour qu’une traduction en anglais paraisse dans The Journal of Business sous le titre "Peak-Load Pricing". Il sera repris dans un livre publié par J. R. Nelson en 1964 (Marginal Cost Pricing in Practice, Prentice Hall) et servira de référence à de nombreux travaux aussi bien théoriques qu’appliqués.
a contribution de Boiteux aux règles de tarification efficiente de l’électricité, et des services publics en général, s’est poursuivie avec la prise en considération des contraintes de financement lorsque les opérateurs ne peuvent pas compter sur des aides publiques pour équilibrer leur budget (Econometrica, 1956). Les formules de prix qui en découlent, appelés prix de Ramsey-Boiteux, sont maintenant enseignées dans tous les cours d’économie.
Ses contributions académiques sont d’autant plus impressionnantes qu’il ne consacra qu’une petite partie de sa (certes longue) vie à cette activité. Elles eurent un double dividende : l’inspiration que les économistes à travers le monde tirèrent de ses travaux, et la boussole intellectuelle qui en fit un chef d’entreprise hors normes motivé par l’approche scientifique.
Cet article est paru dans Le Monde le 11 septembre
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